dimanche 18 novembre 2007

Les dégradations graduelles des renseignements obtenus sur les choses et les êtres .

De même qu'il existe une transition continue entre une sensation pure (par exemple un regard rapide sur une feuille de papier blanche ) et une perception construite par la fusion, la synthèse de différents éléments (notamment à la vue de l'ensemble des joueurs lors d'un match de rugby ), de la même manière, il est délicat, scabreux, de tracer une limite entre une description (celle des évènements successifs d'un accident), le récit des péripéties d'un roman d'espionnage et un ouvrage de cristallographie décrivant les espèces minérales . Dans les différents cas précédents , il est chaque fois uniquement question de communiquer des faits (ou ce que le rédacteur, le narrateur estime tel) .
Au niveau du témoignage commun, banal, dont il nous faudra montrer ci-dessous les traquenards, les écueils, les embûches ,et dont il ne faudra pas négliger les transformations qui peuvent s'insinuer par la répétition (par le fait d'une seule personne ou de plusieurs) . D'ailleurs la formation des légendes anciennes et même actuelles , dans toute les strates de l'humanité contemporaine, est liée à ce phénomène .
Gordon Allport, aux Etats-Unis en 1943 procéda à de nombreuses expériences . Voici celle qui sera la plus déterminante pour nous faire comprendre les mécanismes de ces phénomènes universels qui se produisent systématiquement .

"On choisit (au hasard ) dix élèves d'une classe d'enseignement secondaire (ou même de l'université , qui ne seront admis qu'isolément à voir et à raconter . Le premier d'entre eux (témoin oculaire) étant seul dans la salle, on lui montre , sur un écran, une scène quelconque : une bagarre dans la rue, un accident d'auto ...
La lumière étant rétablie, on fait entrer un second adolescent, auquel le premier raconte ce qu'il a vu et sort . Le second le répète à un troisième, selon le même scénario, et ainsi de suite jusqu'au dixième . Lorsque ce dernier colporteur a été mis au courant par l'avant-dernier, on fait rentrer tout le monde , on projette à nouveau le film, tandis que l'ultime récit est fait par l'ultime "cobaye", le dos tourné à l'écran . En règle générale, cette version n'a que peu de rapports avec la scène originale, et les déformations déclenchent l'hilarité de l'assistance ". (Il est très intéressant de réaliser également les expériences, ce que Gerboise avait réalisé il y a quelques années avec des jeunes chercheurs et des étudiants, à l'aide de témoignages auditifs, enregistrement systématique avec un magnétophone, olfactifs et même tactiles ;les résultats ont été sidérants, médusants ! , incroyables !) .
Une dégradation de même nature se produit, quand une seule et même personne est priée de raconter le même fait à diverses reprises, au bout de durées de temps plus ou moins longues .
Ce que l'on contaste le plus souvent, c'est à la fois un appauvrissement par défaut de mémoire et par omission (de détails jugés accessoires et sans aucun intérêt ) et un enrichissement par acharnement et insistance (sur des détails qui semblent , qui paraissent , qui ont l'air essentiels)!
, substitution et addition : l'exact s'est perdu , pour faire place à de l'inexact, souvent de très bonne foi . Chaque répétition , en effet, est une reconstruction, et, à chaque rénovation, l'effort personnel risque d'ajouter une particularité ou une nuance nouvelles, qui s'inscrivent et vont en s'affirmant de plus en plus par la suite . Il ne peut y avoir de souvenirs tant soit peu anciens, qui, au cours d'évocations et utilisations ultérieures, ne subissent une évolution plus ou moins déformante . Un phénomène du même ordre se produit lorsqu'on est amené , par des emplois du temps difficiles à maîtriser, à devoir répéter un même enseignement d'une heure , quatre ou cinq fois de suite ; à certains moments vers la fin de cette épreuve (!) on ne sait plus si l'on a traité ou non tel concept de son exposé ! A la suite de récits successifs faits par nous, il arrive que nous nous souvenions de ce que nous avons raconté plus que de ce que nous avons vu ; nos évocations répétées finissent par estomper le fait originel lui-même .

"Ces remarques -quoique souvent négligées- trouvent leur applications dans les témoignages et interrogatoires judiciaires et les publications scientifiques orales dans les colloques .les dépositions successives accroissent l'assurance et la conviction manifestée par le sujet, mais aussi bien pour l'inexact que pour l'exact . Si bien que la certitude apparente paraît souvent à l'inverse de la fidélité (Alfed Binet). Ce dernier psychologue a mis également en évidence ce qu'il appelle la " mémoire forcée " au cours des péripéties d'une enquête : pressé de questions, le témoin se croit mis en demeure de savoir et par un sentiment complexe (gêne émotive, suggestibilité, vanité, orgueil, partialité ), il se préoccupe moins d'être véridique que de répondre . S'il ne sait pas ou s'il doute, il refuse d'en convenir et opte pour l'estimation personnelle du moment . C'est d'ailleurs là un mécanisme extrêmement répandu dans la formation des croyances (fantômes, apparitions ...) : ce qu'on a raconté une fois sert d'aliment à des ruminations évocatrices, et les images qui s'ensuivent deviennent plus intenses que les perceptions primitives, même en l'absence d'un besoin morbide de se faire valoir .

Après avoir rencontré deux des facteurs primordiaux, qui conduisent à se poser la question préalable à la crédibilité des récits et des témoignages dans les activités scientifiques, mais également dans tous les événements de la vie courante , crédibilité liée à la personnalité innée ou acquise du narrateur et au contexte dans lequel il se trouve, nous devrons continuer l'analyse de ce problème primordial dont les conséquences sont très souvent à l'origine de situations négatives . Bien à vous, Gerboise .

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