vendredi 1 juin 2007

Premières clartés du matin :Pouvoir ou Vouloir

"Il y a longtemps que je suis las d'entendre dire que l'un est intelligent et l'autre non .
Je suis effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger les esprits . Quel est l'homme, aussi médiocre (quelconque) qu'on le juge, qui ne se rendra maître de la géométrie, s'il va sans ordre et s'il ne se rebute point ? De la géométrie aux plus hautes recherches et aux plus ardues (difficiles), le passage est le même que de l'imagination errante (vague, hésitante) à la géométrie ; les difficultés sont les mêmes ; insurmontables pour l'impatient, nulles pour qui a patience(persévérance, ténacité) et n'en considère qu'une à la fois ( réalisme). De l'invention en ces sciences, et de ce qu'on nomme le génie, il me suffit de dire qu'on n'en voit les effets qu'après de longs travaux ; et si un homme n'a rien inventé, je ne puis donc savoir si c'est seulement qu'il ne l'a pas voulu .
Ce même homme qui a reculé devant ce froid visage de la géométrie, je le retrouve vingt après, en un métier qu'il a choisi et suivi, et je le vois assez intelligent en ce qu'il a pratiqué ; et d'autres, qui veulent improviser avant un travail suffisant, disent des sottises en cela, quoiqu'ils soient raisonnables et maîtres en d'autres choses . Tous, je les vois sots surabondamment en des questions de bon sens, parce qu'ils ne veulent point regarder avant de prononcer . D'où m'est venue cette idée que chacun est juste aussi intelligent qu'il veut .Le langage aurait pu m'en instruire assez ; car imbécile veut exactement dire faible ; ainsi l'instinct populaire me montre en quelque sorte du doigt ce qui fait la différence de l'homme de jugement au sot . Volonté, et j'aimerais encore mieux dire travail, voilà ce qui manque .
Aussi ai-je pris l'habitude de considérer les hommes, lorsqu'il me plaît de les mesurer, non point au front, mais au menton (ancienne caractéristique du visage qui soi-disant était l'indice de l'action ). Non point la partie qui combine et calcule, car elle suffit toujours ; mais la partie qui happe(agrippe, saisi) et ne lâche plus . Ce qui revient à dire avec d'autres mots qu'un bon esprit est un esprit ferme(solide ). La langue commune dit bien aussi un faible esprit pour désigner l'homme qui juge selon la coutume et l'exemple (imitation). Descartes, dont la grande ombre nous précède encore de loin, a mis au commencement de son célèbre Discours une parole plus souvent citée que comprise : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée". Mais il a éclairé (explicité) plus directement cette idée en disant en ses Méditations (pensées) que le jugement est affaire de volonté (être résolu à faire une chose) et non point d'entendement , venant ainsi à nommer générosité ce que l'on veut communément appeler intelligence (faculté de comprendre).
On n'arrive jamais à trouver des degré dans l'intelligence . Les problèmes, réduits au plus simple, comme de faire quatre avec deux et deux, sont si aisés à résoudre que l'esprit le plus obtus (bouché) s'en tirerait sans peine, s'il n'était pas empêtré (encombré, gêné) de difficultés imaginaires (sans fondement).
Je dirais que rien n'est difficile, mais que c'est l'homme qui est difficile (compliqué avec)à lui-même . Je veux dire que le sot ressemble à un âne qui secoue les oreilles et refuse d'aller . Par humeur, par colère, par peur, par désespoir ; oui, ce sont de telles causes ensemble et tourbillonnant qui font que l'on est sot .Cet animal (l'homme) sensible, orgueilleux, ambitieux, chatouilleux (susceptible), aimera mieux faire la bête dix ans que travailler pendant cinq minutes en toute simplicité et modestie . Comme celui qui se rebuterait (découragerait) au piano, et, parce qu'il se tromperait trois fois de suite, laisserait tout là . Toutefois on travaille volontiers à des gammes (successions d'exercices au piano); mais à raisonner, on ne veut pas travailler . Peut-être par le sentiment qu'un homme peut se tromper de ses mains , mais qu'il ne lui est pas permis, sans grande humiliation (déshonneur), de se tromper de son esprit, qui est son propre et intime (son entendement).Il y a , certes, de la fureur (emportement) dans les têtes bornées, une sorte de révolte, et comme une damnation (châtiment)volontaire .
On dit quelquefois que c'est la mémoire qui fait la différence, et que la mémoire est un don . Dans le fait, on peut remarquer que tout homme montre assez de mémoire dans les choses auxquelles il s'applique (s'intéresse) . Et ceux qui s'étonnent qu'un artiste de piano ou de violon puisse jouer de mémoire, font voir simplement qu'ils ignorent l' obstiné (persévérant) travail par quoi on est artiste . Je crois que la mémoire n'est pas la condition du travail, mais en est plutôt l'effet . J'admire la mémoire du mathématicien, et même je l'envie ; mais c'est que je n'ai point fait mes gammes comme il a fait . Et pourquoi ? C'est que j'ai voulu comprendre tout de suite, et que mon esprit brouillon et rétif (indiscipliné) s'est jeté dans quelque erreur ridicule dont je n'ai pas su me consoler .Chacun a vite fait de se condamner . L'infatuation (l'autosatisfaction)est le premier mouvement puni . D'où cette timidité indomptable, qui tombe d'avance à l'obstacle, qui bute exprès, qui refuse secours .Il faudrait savoir se tromper d'abord, et rire . A quoi l'on dira que ceux qui refusent science sont déjà assez frivoles . Oui, mais la frivolité (insouciance) est terriblement sérieuse ; c'est comme un serment de ne se donner à rien .
J'en revient à ceci, que les travaux d'écoliers sont des épreuves (événement pénible, difficile qui est subi et qui met en jeu la capacité de résistance morale) pour le caractère (prédisposition particulière à un individu qui commandent leur façon de sentir et de réagir), et non point pour l'intelligence . Que ce soit orthographe, version (traduction)ou calcul, il s'agit de surmonter l'humeur, il s'agit d'apprendre à vouloir .
Alain,Propos, 1932, PUF
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Alain nous donne ici une leçon de comportement importante, sur les jugements que l'on doit prendre en considération, lorsque l'on doit se prononcer sur la valeur de la façon d'apprendre . Il n'a pas hésité un seul instant entre vouloir et pouvoir . C'est la sagesse et la volonté de ce grand penseur qui nous interpelle . A bientôt, Gerboise .

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