jeudi 30 avril 2009
Une vieille servante, " bonne à tout faire !" : un portrait de Gustave Flaubert dans son roman, Madame Bovary, . Commentaires,suite du 26 Avril 1857 .
Nous reproduisons ici , ci-dessous, le texte avant de présenter les commentaires .
" Catherine- Nicaise- Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d'argent du prix de vingt-cinq francs .
- Où est-elle Catherine Leroux ? répéta le conseiller .
Elle ne se présentait pas, et l'on entendait des voix qui chuchotaient :
- Vas-y.
- Non .
- A gauche .
-N'aie pas peur .
- Ah ! qu'elle est bête .
- Enfin y est-elle ? s'écria Tuvache .
- Oui ! la voilà !
- Qu'elle approche donc .
Alors on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements . Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu . Son visage maigre, entouré d'un béguin ( sorte de coiffe qui s'attache sous le menton) sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains à articulations noueuses .
La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales, quoiqu'elles fussent rincées à l'eau claire et, à force d'avoir servi, elles restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies . Quelque chose d'une rigidité monacale relevait l'expression de sa figure . Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle . Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur plasticité . C'était la première fois qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d'honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait avancer ou s'enfuir, ni pourquoi les examinateurs lui souriaient .
Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude . "
Madame de Bovary, VIII , de Gustave Flaubert, 1857 .
Que pensez-vous de ce beau texte et surtout de son sens moral ?
Nous espérons que ce récit de Gustave Flaubert vous a inspiré de nombreux commentaires qui auront pour but de mieux le faire comprendre . Ces derniers consistent en une série d'explications sur l'ensemble du contenu et sur la forme .
1 - ÉCLAIRCISSEMENTS ET PRÉCISIONS .
1er - Nature du morceau :
un portrait, c'est-à-dire la description physique et l'analyse morale d'un personnage vivant .
Tous les historiens et tous les auteurs de Mémoires ont fait des portraits, d'après des documents, ou d'après nature : Saint Simon (Louis de Rouvroy, duc de, 1675-1755 ; mémorialiste français qui fut un des plus grand prosateur dans notre langue) , en particulier, y excelle, et il n'y est pas moins remarquable par le pittoresque que par la profondeur . Mais les romanciers, eux aussi, se plaisent à tracer des portraits ; en effet, ils donnent ainsi la vie à leurs créations . Les uns, qui s'attachent davantage à la psychologie et qui négligent le décor et le costume, font surtout des analyses de caractères : on connaît l'âme et le cœur de l'homme ainsi décrit, mais on ne voit pas ses yeux ;
- d'autres, réalistes ou naturalistes, dédaignent l'analyse des pensées : ils dessinent minutieusement les traits, peignent le costume, saisissent les gestes : l'oeil est satisfait, mais point l'esprit ; _ d'autres enfin savent, comme Saint Simon, coordonner les deux procédés, et, n'oubliant pas que l'homme est composé d'un corps et d'une âme, ils essaient de nous donner à la fois la silhouette et le cerveau, le costume et la pensée, le geste et les passions . C'est la méthode de Balzac, et c'est celle que suit, ici, Gustave Flaubert, dans ce portrait qui nous occupe .
2eme - Ce morceau est tiré d'un roman célèbre, Madame Bovary,
publié en 1857 ; il forme un épisode qui se suffit à lui-même, et qui n'a aucun lien nécessaire avec l'ensemble du roman . Il s'agit d'une distribution de récompenses, au comice ( réunion des cultivateurs d'une région pour le développement de l'agriculture) agricole d'Yonville, en Normandie . Le conseiller de préfecture qui préside la cérémonie remet des médailles aux vieux serviteurs ; il lit un palmarès (liste des lauréats, de ceux qui ont mérité les honneurs) , il appelle le nom d'une servante .
2 - LE PLAN ET LA STRUCTURE DU TEXTE .
1er - Nous rentrons tout de suite dans le sujet ;
lecture de l'article du palmarès relatif à Catherine Leroux, et répétition du nom par le conseiller .
2eme - des voix chuchotent,
et l'on entend les encouragements et les réflexions ironiques de la foule, l'appel brusque et familier du maire Tuvache ... C'est bien ainsi que la scène a dû se passer .
3eme - Apparition sur l'estrade, de Catherine Leroux ;
son portrait, qui se subdivise ainsi :
a) son costume ;
b) ses mains ;
c) sa physionomie ;
d) ses hésitations devant les autorités ;
e) moralité du portrait, en deux lignes .
Remarquez la méthode à la fois simple et savante du romancier : c'est bien le costume, depuis les galoches de bois jusqu'au béguin sans bordure et à la camisole (vêtement court, à manches, porté sur la chemise) rouge, qui doit frapper tout d'abord les yeux ; et avec le béguin, on regarde aussi le visage, dont l'aspect physique est noté . Puis l'attention se fixe sur ce qu'il y a de plus caractéristique dans cette pauvre femme : deux longues mains à articulations noueuses ; et l'analyse s'y arrête ... Mais pour chercher l'explication de son immobilité, on observe ses yeux : leur expression acquise, et leur émotion actuelle .
Enfin, une impression d'ensemble, une douloureuse et poignante antithèse où, en deux larges traits, apparaissent le symbolisme et la moralité de tout ce portrait .
3 - LA TOURNURE, LA FACTURE, LE STYLE, L'ALLURE .
1er - Gustave Flaubert s'efforce d'abord de reproduire,
avec sobriété, le mouvement et les paroles de l'assistance quand le conseiller appelle Catherine Leroux . Là, point de développement : des mots brusques, vifs, vulgaires, tels qu'on peut les entendre partir d'une foule rurale : ... Vas-y ... N'aie pas peur ! Ici, l'art consiste à ne chercher aucune fausse élégance, et à donner l'impression de la réalité .
2eme - Dans le portrait,
il faudrait distinguer ce qui est description physique [vêtement ou corps] de ce qui nous fait pénétrer dans la psychologie du personnage . Mais nous allons nous apercevoir, en tentant de séparer ces deux éléments, qu'ils sont dépendants l'un de l'autre, et que Flaubert a choisi chaque trait physique de manière à nous suggérer, point par point, la connaissance de cette âme résignée .
- a] son maintien est craintif ;
elle paraît se ratatiner dans ses pauvres vêtements . Quelle énergie, et quelle pitié dans l'expression : se ratatiner ! Saint Simon a dit de Mme la marquise de Castries : " C'était une petite vieille ratatinée, tout esprit et sans corps ... " Mais chez lui le mot est ironique, et comique . Chez Flaubert, au contraire, il est préparé par maintien craintif, et expliqué par pauvres vêtements ; aussi produit-il une impression de douloureuse sympathie ; sa trivialité même s'accorde avec l'aspect de la pauvre paysanne .
- b] Catherine n'a pas de toilette pour les cérémonies :
ses grosses galoches de bois (en bois !) , son grand tablier bleu, son béguin sans bordure, sa camisole rouge sont bien le commentaire de l'expression précédente : ses pauvres vêtements .
- Voilà pour le costume ; un peintre n'aurait qu'à suivre à la lettre ces brèves indications : il y trouverait jusqu'aux dimensions et aux couleurs .
- c] Maintenant le visage et ses mains .
Le visage est maigre, plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie . Ce n'est pas au hasard, sans doute, que Flaubert compare ce visage à une pomme de reinette ; le mot pomme, sans aucune détermination, pouvait évoquer un visage coloré, brillant ; mais la reinette est grise, ou jaunâtre et tachetée ; et, de plus, la peau de la reinette conservée se ride d'une infinité de petits plis . On voit quelle scrupuleuse exactitude Flaubert apporte dans les moindres détails .
- d] Les mains sont annoncées par le mot dépassaient ...
qui, lui non plus, n'est pas écrit au hasard . En effet, il prépare l'épithète (qualificatif) longues ... car il donne la sensation de quelque chose qui excède les dimensions normales ; sortaient n'aurait pas eu un sens aussi précis ni aussi pittoresque .
- Deux longues mains à articulations noueuses ... Il semble que Flaubert ait voulu surcharger et durcir [ au moyen d'un hiatus (lacune, rupture) ] cette expression descriptive .
- Pour expliquer l'aspect sale de ces mains pourtant rincées d'eau claire, il rappelle quelques-uns des pénibles et rebutants travaux de la ferme ; et il use de termes à la fois simples et techniques : la poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines ...
- Il note trois effets de ces travaux sur les mains : celles-ci sont encroûtées, éraillées, durcies .
- Voyez comme ces mains sont devenues pour nous la partie la plus caractéristique du portrait ; c'est en les contemplant que nous devinons les occupations quotidiennes de Catherine ; et ces mains nous attirent à tel point que nous les regardons de près : elles sont encroûtées ; de plus près : elles sont éraillées ; enfin nous les touchons : elles sont durcies ;
- A force d'avoir servi, ces mains restaient ouvertes ... Tous ceux qui ont observé la manière dont les vieux paysans tiennent leurs mains, jugeront du réalisme de ce trait : la main habituée à tenir l'outil n'est, au repos, ni fermée ni ouverte, mais entr'ouverte, et les doigts écartés . Il y a là un effet purement physique, et comme une déformation professionnelle . Mais Flaubert, en moraliste et en poète, y voit un admirable symbolisme : ces mains restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies . Remarquer ici le choix des épithètes : humble, subies . Par là, Flaubert écarte toute idée de révolte, de protestation : ce sont les choses qui parlent d'elles-mêmes .
3eme - Cette dernière phrase sert de transition pour passer du costume au geste, à l'expression .
- Flaubert note d'abord sur ce visage quelque chose d'une rigidité monacale (Monacal, du latin monachus, moine) . Cela signifie que Catherine Leroux paraît avoir été tenue à l'observance d'une règle sévère comme celle d'un couvent ; elle a pris l'habitude d'obéir, sans protester même par sa physionomie : de là cette rigidité, cette immobilité, cette froideur, cette impassibilité, qu'une longue discipline donne aux visages des moines et des soldats de métier . Ici, les élèves doivent saisir la différence entre rigidité et raideur, qui sont des doublets : raideur serait impropre, ou, du moins, donnerait une nuance très différente ; au sens moral, la raideur implique quelque chose de hautain, de provoquant, et la figure de Catherine est au contraire résignée .
- Mais signalons aussi le verbe relevait, qui a pour sujet la rigidité monacale : c'est que l'idée de sacrifice et d'humilité évoquée par monacale éclaire et ennoblit ce pauvre visage .
- L'analyse devient de plus en plus précise et caractéristique dans les phrases suivantes . Flaubert tient à ce que nous saisissions très exactement ce qui fait l'originalité de cette servante; il corrige, par de nouvelles touches ce que les précédentes pourraient avoir d'un peu vague .
- Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle : Si Catherine était triste, c'est qu'elle aurait conscience de sa servitude ; si elle était attendrie, c'est qu'elle chercherait à exciter la pitié . Mais non, elle est passive; et pour expliquer ce fait, Flaubert nous rappelle, en réaliste et en positiviste, qu'elle a été ainsi formée et déformée par l'influence quotidienne du milieu où elle a vécu : dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur plasticité .
- Maintenant le portrait est complet .
4eme - Il ne reste plus à Flaubert qu'à noter l'impression que cause à Catherine la cérémonie brillante et bruyante dans laquelle elle joue son rôle .
Ici, voyez comme tout est bien enchaîné : habituée à la fréquentation des animaux muets et placides, elle se trouve tout à coup dans une compagnie nombreuse ; elle est effarouchée [ quelle propriété dans ce terme, appliqué à cette pauvre femme qui est devenue une sorte d'animal ! ] par les drapeaux, les tambours, les messieurs en habits noir , la croix d'honneur du conseiller ... Ces rapides indications sont à dessein accumulées, jetées comme en désordre : Catherine doit être prise d'une sorte de vertige ; toutes ses couleurs, tous ces bruits, agissent sur elle à la fois ; elle ne comprend rien, pas même le sourire bienveillant des examinateurs [c'est-à-dire des membres du jury qui ont examiné les titres des lauréats ] . Aussi ne s'étonne-t-on pas qu'elle reste immobile, ne sachant s'il fallait s'annoncer ou s'enfuir [ là, encore, c'est une exacte comparaison avec ce que ressentirait un animal ] .
IV - LA SIGNIFICATION ÉTHIQUE , MORALE DE CE PORTRAIT , DE CETTE REPRÉSENTATION .
Nous avons déjà vu, constaté, par l'analyse du style, que Gustave Flaubert est, si l'on peut dire, un réaliste psychologue . Ce qu'il y a de précis, de pittoresque, dans sa description, tend à nous faire connaître par degrés non pas un costume ou une attitude, mais une âme . Le concret n'était chez lui qu'un moyen d'arriver jusqu'aux sentiments les plus intimes . Mais surtout [ et c'est en cela qu'il faut bien saisir l'art savant et caché de ce réaliste . Gustave Flaubert nous a donné cette impression que Catherine Leroux était une créature simple, presque inconsciente, qui ne semblait pas se douter des sympathies douloureuses qu'elle provoque en nous . Il y a là une vérité poignante et digne d'être méditée : certains êtres humains ont été voués par la société aux besognes dures et déprimantes . Ils ont peut-être longtemps espéré, ou protesté au fond d'eux mêmes . Puis l'habitude a engendré la résignation ; ils ont perdu le sentiment de leur misère ; et, un beau jour, on les retrouve apaisés et muets, tout surpris que cette même société ait songé à eux, et veuille les récompenser de s'être ainsi sacrifiés pour elle .
La dernière phrase de Gustave Flaubert est sublime dans sa simplicité :
Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude .
Ces bourgeois sont épanouis : ce sont les heureux du monde, les personnages officiels, les gros propriétaires ; ils ont de l'embonpoint, le visage coloré, les yeux brillants [pensez au visage maigre, au regard pâle, aux mains noueuses de Catherine ... ] , et peut-être sortent-ils, à cette heure, d'un banquet de comice agricole .
- Et Flaubert emploie, pour désigner une dernière fois Catherine, une définition, à la manière classique, afin de généraliser la leçon et l'impression . Il ne dit pas : cette vieille servante ; il ne dit pas même : ces cinquante ans de servitude, mais ce demi-siècle, et combien cette formule est plus large ! et il termine par le mot servitude (état de dépendance totale d'une personne ou d'une nation soumise à une autre) . L'antithèse ( figure de rhétorique consistant à rapprocher deux idées ou deux expressions de sens contraire, afin de donner plus de relief à la pensée) entre épanouis et servitude a quelque chose de saisissant ; elle frappe à la fois les yeux, l'esprit et le cœur .
Bien à vous, cordialement, Gerboise .
" Catherine- Nicaise- Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d'argent du prix de vingt-cinq francs .
- Où est-elle Catherine Leroux ? répéta le conseiller .
Elle ne se présentait pas, et l'on entendait des voix qui chuchotaient :
- Vas-y.
- Non .
- A gauche .
-N'aie pas peur .
- Ah ! qu'elle est bête .
- Enfin y est-elle ? s'écria Tuvache .
- Oui ! la voilà !
- Qu'elle approche donc .
Alors on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements . Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu . Son visage maigre, entouré d'un béguin ( sorte de coiffe qui s'attache sous le menton) sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains à articulations noueuses .
La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales, quoiqu'elles fussent rincées à l'eau claire et, à force d'avoir servi, elles restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies . Quelque chose d'une rigidité monacale relevait l'expression de sa figure . Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle . Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur plasticité . C'était la première fois qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d'honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait avancer ou s'enfuir, ni pourquoi les examinateurs lui souriaient .
Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude . "
Madame de Bovary, VIII , de Gustave Flaubert, 1857 .
Que pensez-vous de ce beau texte et surtout de son sens moral ?
Nous espérons que ce récit de Gustave Flaubert vous a inspiré de nombreux commentaires qui auront pour but de mieux le faire comprendre . Ces derniers consistent en une série d'explications sur l'ensemble du contenu et sur la forme .
1 - ÉCLAIRCISSEMENTS ET PRÉCISIONS .
1er - Nature du morceau :
un portrait, c'est-à-dire la description physique et l'analyse morale d'un personnage vivant .
Tous les historiens et tous les auteurs de Mémoires ont fait des portraits, d'après des documents, ou d'après nature : Saint Simon (Louis de Rouvroy, duc de, 1675-1755 ; mémorialiste français qui fut un des plus grand prosateur dans notre langue) , en particulier, y excelle, et il n'y est pas moins remarquable par le pittoresque que par la profondeur . Mais les romanciers, eux aussi, se plaisent à tracer des portraits ; en effet, ils donnent ainsi la vie à leurs créations . Les uns, qui s'attachent davantage à la psychologie et qui négligent le décor et le costume, font surtout des analyses de caractères : on connaît l'âme et le cœur de l'homme ainsi décrit, mais on ne voit pas ses yeux ;
- d'autres, réalistes ou naturalistes, dédaignent l'analyse des pensées : ils dessinent minutieusement les traits, peignent le costume, saisissent les gestes : l'oeil est satisfait, mais point l'esprit ; _ d'autres enfin savent, comme Saint Simon, coordonner les deux procédés, et, n'oubliant pas que l'homme est composé d'un corps et d'une âme, ils essaient de nous donner à la fois la silhouette et le cerveau, le costume et la pensée, le geste et les passions . C'est la méthode de Balzac, et c'est celle que suit, ici, Gustave Flaubert, dans ce portrait qui nous occupe .
2eme - Ce morceau est tiré d'un roman célèbre, Madame Bovary,
publié en 1857 ; il forme un épisode qui se suffit à lui-même, et qui n'a aucun lien nécessaire avec l'ensemble du roman . Il s'agit d'une distribution de récompenses, au comice ( réunion des cultivateurs d'une région pour le développement de l'agriculture) agricole d'Yonville, en Normandie . Le conseiller de préfecture qui préside la cérémonie remet des médailles aux vieux serviteurs ; il lit un palmarès (liste des lauréats, de ceux qui ont mérité les honneurs) , il appelle le nom d'une servante .
2 - LE PLAN ET LA STRUCTURE DU TEXTE .
1er - Nous rentrons tout de suite dans le sujet ;
lecture de l'article du palmarès relatif à Catherine Leroux, et répétition du nom par le conseiller .
2eme - des voix chuchotent,
et l'on entend les encouragements et les réflexions ironiques de la foule, l'appel brusque et familier du maire Tuvache ... C'est bien ainsi que la scène a dû se passer .
3eme - Apparition sur l'estrade, de Catherine Leroux ;
son portrait, qui se subdivise ainsi :
a) son costume ;
b) ses mains ;
c) sa physionomie ;
d) ses hésitations devant les autorités ;
e) moralité du portrait, en deux lignes .
Remarquez la méthode à la fois simple et savante du romancier : c'est bien le costume, depuis les galoches de bois jusqu'au béguin sans bordure et à la camisole (vêtement court, à manches, porté sur la chemise) rouge, qui doit frapper tout d'abord les yeux ; et avec le béguin, on regarde aussi le visage, dont l'aspect physique est noté . Puis l'attention se fixe sur ce qu'il y a de plus caractéristique dans cette pauvre femme : deux longues mains à articulations noueuses ; et l'analyse s'y arrête ... Mais pour chercher l'explication de son immobilité, on observe ses yeux : leur expression acquise, et leur émotion actuelle .
Enfin, une impression d'ensemble, une douloureuse et poignante antithèse où, en deux larges traits, apparaissent le symbolisme et la moralité de tout ce portrait .
3 - LA TOURNURE, LA FACTURE, LE STYLE, L'ALLURE .
1er - Gustave Flaubert s'efforce d'abord de reproduire,
avec sobriété, le mouvement et les paroles de l'assistance quand le conseiller appelle Catherine Leroux . Là, point de développement : des mots brusques, vifs, vulgaires, tels qu'on peut les entendre partir d'une foule rurale : ... Vas-y ... N'aie pas peur ! Ici, l'art consiste à ne chercher aucune fausse élégance, et à donner l'impression de la réalité .
2eme - Dans le portrait,
il faudrait distinguer ce qui est description physique [vêtement ou corps] de ce qui nous fait pénétrer dans la psychologie du personnage . Mais nous allons nous apercevoir, en tentant de séparer ces deux éléments, qu'ils sont dépendants l'un de l'autre, et que Flaubert a choisi chaque trait physique de manière à nous suggérer, point par point, la connaissance de cette âme résignée .
- a] son maintien est craintif ;
elle paraît se ratatiner dans ses pauvres vêtements . Quelle énergie, et quelle pitié dans l'expression : se ratatiner ! Saint Simon a dit de Mme la marquise de Castries : " C'était une petite vieille ratatinée, tout esprit et sans corps ... " Mais chez lui le mot est ironique, et comique . Chez Flaubert, au contraire, il est préparé par maintien craintif, et expliqué par pauvres vêtements ; aussi produit-il une impression de douloureuse sympathie ; sa trivialité même s'accorde avec l'aspect de la pauvre paysanne .
- b] Catherine n'a pas de toilette pour les cérémonies :
ses grosses galoches de bois (en bois !) , son grand tablier bleu, son béguin sans bordure, sa camisole rouge sont bien le commentaire de l'expression précédente : ses pauvres vêtements .
- Voilà pour le costume ; un peintre n'aurait qu'à suivre à la lettre ces brèves indications : il y trouverait jusqu'aux dimensions et aux couleurs .
- c] Maintenant le visage et ses mains .
Le visage est maigre, plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie . Ce n'est pas au hasard, sans doute, que Flaubert compare ce visage à une pomme de reinette ; le mot pomme, sans aucune détermination, pouvait évoquer un visage coloré, brillant ; mais la reinette est grise, ou jaunâtre et tachetée ; et, de plus, la peau de la reinette conservée se ride d'une infinité de petits plis . On voit quelle scrupuleuse exactitude Flaubert apporte dans les moindres détails .
- d] Les mains sont annoncées par le mot dépassaient ...
qui, lui non plus, n'est pas écrit au hasard . En effet, il prépare l'épithète (qualificatif) longues ... car il donne la sensation de quelque chose qui excède les dimensions normales ; sortaient n'aurait pas eu un sens aussi précis ni aussi pittoresque .
- Deux longues mains à articulations noueuses ... Il semble que Flaubert ait voulu surcharger et durcir [ au moyen d'un hiatus (lacune, rupture) ] cette expression descriptive .
- Pour expliquer l'aspect sale de ces mains pourtant rincées d'eau claire, il rappelle quelques-uns des pénibles et rebutants travaux de la ferme ; et il use de termes à la fois simples et techniques : la poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines ...
- Il note trois effets de ces travaux sur les mains : celles-ci sont encroûtées, éraillées, durcies .
- Voyez comme ces mains sont devenues pour nous la partie la plus caractéristique du portrait ; c'est en les contemplant que nous devinons les occupations quotidiennes de Catherine ; et ces mains nous attirent à tel point que nous les regardons de près : elles sont encroûtées ; de plus près : elles sont éraillées ; enfin nous les touchons : elles sont durcies ;
- A force d'avoir servi, ces mains restaient ouvertes ... Tous ceux qui ont observé la manière dont les vieux paysans tiennent leurs mains, jugeront du réalisme de ce trait : la main habituée à tenir l'outil n'est, au repos, ni fermée ni ouverte, mais entr'ouverte, et les doigts écartés . Il y a là un effet purement physique, et comme une déformation professionnelle . Mais Flaubert, en moraliste et en poète, y voit un admirable symbolisme : ces mains restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies . Remarquer ici le choix des épithètes : humble, subies . Par là, Flaubert écarte toute idée de révolte, de protestation : ce sont les choses qui parlent d'elles-mêmes .
3eme - Cette dernière phrase sert de transition pour passer du costume au geste, à l'expression .
- Flaubert note d'abord sur ce visage quelque chose d'une rigidité monacale (Monacal, du latin monachus, moine) . Cela signifie que Catherine Leroux paraît avoir été tenue à l'observance d'une règle sévère comme celle d'un couvent ; elle a pris l'habitude d'obéir, sans protester même par sa physionomie : de là cette rigidité, cette immobilité, cette froideur, cette impassibilité, qu'une longue discipline donne aux visages des moines et des soldats de métier . Ici, les élèves doivent saisir la différence entre rigidité et raideur, qui sont des doublets : raideur serait impropre, ou, du moins, donnerait une nuance très différente ; au sens moral, la raideur implique quelque chose de hautain, de provoquant, et la figure de Catherine est au contraire résignée .
- Mais signalons aussi le verbe relevait, qui a pour sujet la rigidité monacale : c'est que l'idée de sacrifice et d'humilité évoquée par monacale éclaire et ennoblit ce pauvre visage .
- L'analyse devient de plus en plus précise et caractéristique dans les phrases suivantes . Flaubert tient à ce que nous saisissions très exactement ce qui fait l'originalité de cette servante; il corrige, par de nouvelles touches ce que les précédentes pourraient avoir d'un peu vague .
- Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle : Si Catherine était triste, c'est qu'elle aurait conscience de sa servitude ; si elle était attendrie, c'est qu'elle chercherait à exciter la pitié . Mais non, elle est passive; et pour expliquer ce fait, Flaubert nous rappelle, en réaliste et en positiviste, qu'elle a été ainsi formée et déformée par l'influence quotidienne du milieu où elle a vécu : dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur plasticité .
- Maintenant le portrait est complet .
4eme - Il ne reste plus à Flaubert qu'à noter l'impression que cause à Catherine la cérémonie brillante et bruyante dans laquelle elle joue son rôle .
Ici, voyez comme tout est bien enchaîné : habituée à la fréquentation des animaux muets et placides, elle se trouve tout à coup dans une compagnie nombreuse ; elle est effarouchée [ quelle propriété dans ce terme, appliqué à cette pauvre femme qui est devenue une sorte d'animal ! ] par les drapeaux, les tambours, les messieurs en habits noir , la croix d'honneur du conseiller ... Ces rapides indications sont à dessein accumulées, jetées comme en désordre : Catherine doit être prise d'une sorte de vertige ; toutes ses couleurs, tous ces bruits, agissent sur elle à la fois ; elle ne comprend rien, pas même le sourire bienveillant des examinateurs [c'est-à-dire des membres du jury qui ont examiné les titres des lauréats ] . Aussi ne s'étonne-t-on pas qu'elle reste immobile, ne sachant s'il fallait s'annoncer ou s'enfuir [ là, encore, c'est une exacte comparaison avec ce que ressentirait un animal ] .
IV - LA SIGNIFICATION ÉTHIQUE , MORALE DE CE PORTRAIT , DE CETTE REPRÉSENTATION .
Nous avons déjà vu, constaté, par l'analyse du style, que Gustave Flaubert est, si l'on peut dire, un réaliste psychologue . Ce qu'il y a de précis, de pittoresque, dans sa description, tend à nous faire connaître par degrés non pas un costume ou une attitude, mais une âme . Le concret n'était chez lui qu'un moyen d'arriver jusqu'aux sentiments les plus intimes . Mais surtout [ et c'est en cela qu'il faut bien saisir l'art savant et caché de ce réaliste . Gustave Flaubert nous a donné cette impression que Catherine Leroux était une créature simple, presque inconsciente, qui ne semblait pas se douter des sympathies douloureuses qu'elle provoque en nous . Il y a là une vérité poignante et digne d'être méditée : certains êtres humains ont été voués par la société aux besognes dures et déprimantes . Ils ont peut-être longtemps espéré, ou protesté au fond d'eux mêmes . Puis l'habitude a engendré la résignation ; ils ont perdu le sentiment de leur misère ; et, un beau jour, on les retrouve apaisés et muets, tout surpris que cette même société ait songé à eux, et veuille les récompenser de s'être ainsi sacrifiés pour elle .
La dernière phrase de Gustave Flaubert est sublime dans sa simplicité :
Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude .
Ces bourgeois sont épanouis : ce sont les heureux du monde, les personnages officiels, les gros propriétaires ; ils ont de l'embonpoint, le visage coloré, les yeux brillants [pensez au visage maigre, au regard pâle, aux mains noueuses de Catherine ... ] , et peut-être sortent-ils, à cette heure, d'un banquet de comice agricole .
- Et Flaubert emploie, pour désigner une dernière fois Catherine, une définition, à la manière classique, afin de généraliser la leçon et l'impression . Il ne dit pas : cette vieille servante ; il ne dit pas même : ces cinquante ans de servitude, mais ce demi-siècle, et combien cette formule est plus large ! et il termine par le mot servitude (état de dépendance totale d'une personne ou d'une nation soumise à une autre) . L'antithèse ( figure de rhétorique consistant à rapprocher deux idées ou deux expressions de sens contraire, afin de donner plus de relief à la pensée) entre épanouis et servitude a quelque chose de saisissant ; elle frappe à la fois les yeux, l'esprit et le cœur .
Bien à vous, cordialement, Gerboise .
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5 commentaires:
merci beaucoup...vraiment intéressant,ça m'a bien aider.
Clairement expliqué et facilité de compréhension merci !!
J'aurais aimé que l'on ajoutât sa réaction " ...quand elle eut sa médaille... je la donnerai au curé de chez nous pour qu'il me dise des messes". N'est-ce pas révélateur d'une époque où le "petit peuple" était instruit dans une religion qui préconisait la soumission, le respect dû aux puissants,l'espoir d'une vie meilleure...constituant ainsi une réserve dévouée de services à bas prix.
Pour le narrateur, que représente clairement Catherine-LEROUX? est-elle, en quelque sorte la représentante de toutes les travailleuses de longues dates, usées par le travail et soumise a ses supérieurs?
Merci cela m'a vraiment aider pour mon commentaire !
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