dimanche 20 mai 2007

Les exigences de la traduction :La transmission de la Philosophie Grecque au Monde Arabe.(*)

Une bibliothèque publique en Egypte au XIIIe siècle, par le peintre Wâsitî, de l'école de Bagdad .Cette illustration est extraite d'un des manuscrits les plus célèèbres de la Bibliothèque Nationale, celui des Maqâmât d'al-Harîrî .

(*)Cours professé à la Sorbonne en 1967, par Abdurrahman BADAWI, Librairie Pholosophique J. VRIN (1987)

Les contenus des parenthèses dans le texte sont des commentaires de Gerboise
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La connaissance de cette partie du cours de Abdurrahmän BADAWI est importante car elle nous permet d'être renseigné sur
les relations que les traducteurs arabes de cette l'époque avaient avec les textes d'origine grecque et romaine . N'oublions pas que ces textes antiques traduits en langue arabe sont parvenus dans le Monde Occidental après une nouvelle traduction en langue latine, et ont fait l'objet des discussions parmi les plus importantes de l'Université de Paris comme nous le verrons dans la poursuite de son histoire bientôt .
Nous avons décidé de vous le communiquer car il expose un ensemble de valeurs relatives aux savoirs qui sont en symbiose, en harmonie avec celles que nous présentons dans Gerboise .
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Voici ce texte :


"Un sens critique bien aigu (appréciation, jugement )s'affirma de bonne heure (le littérateur basrien al-Jâhiz, à la fin du IIe siècle de l' Hégire, VIIIe siècle de notre ère, témoigne déjà du prix alors accordé à l'écrit ) chez les savants et traducteurs arabes .


Hunain ibn Ishâq écrit un traité sur les livres de Galien ;... il mentionne les traités dont le style ni la force des idées ne lui paraissaient être de lui, (ce grand médecin grec, vers +131 à + 200 qui étudia la philosophie puis la médecine qu'il exerça à Pergame et à Rome et dont l'influence fut considérable jusqu'au XVIIe siècle ).

Les exigences de la Traduction .

Al-Jâhiz dans quelques pages très importantes, nous donne son opinion sur la Traduction . Vu l'importance de ce texte, nous le traduisons in extenso (intégralement) .


[## Des gens qui défendent la poésie, l'entourent de soins et argumentent en sa faveur disent :que le traducteur ne peut jamais exprimer (adéquatement) ce que dit le philosophe, selon ses sens propres (également selon ses intimes convictions et ses préférences), les vérités de sa doctrine, les subtilités de ses concisions, les secrets de ses définitions, il ne peut pas remplir ses droits, y être fidèle, faire ce que doit faire un procureur selon sa procuration .

Comment pourrait-il les exprimer, rendre ses sens, les rapporter selon leur vérité, sans qu'il soit comme leur auteur en la connaissance de leur sens, l'emploi de mots, l'interprétation de leur portée ? ! Et alors comment donc un Ibn al-Bitrïq, un ibn Nä`imah, un Abü Ourrah, un ibn Fihr, un ibn Wahïhï, un ibn al-Muqaffa` -- que Dieu ait pitié d'eux !-- étaient-ils comme Aristote ? ! Et comment un Khâlid était-il comme Platon ?

# Le traducteur doit-être à la hauteur de ce qu'il traduit, doit avoir la même science que l'auteur qu'il traduit .Il doit-être très versé dans la langue qu'il traduit aussi bien que dans la langue dans laquelle il traduit, afin qu'il soit égal dans les deux . Quand nous le voyons parler deux langues, nous savons qu'il a fait tort aux deux . Car chacune d'elle attire l'autre, en emprunte, et s'y oppose . Comment pourrait-il avoir une grande capacité dans les deux à la fois, comme celle qu'il aurait quand il n'en connaît qu'une seule ? ! Il n'a qu'une seule force ; s'il parle une seule langue, cette force s'y épuise . de même s'il parle plus de deux langues, la traduction en souffre d'autant . Autant la partie de la science est difficile, et ceux qui la connaissent sont moins, autant il sera difficile pour le traducteur, et autant il sera exposé aux erreurs . Vous ne trouverez jamais un traducteur digne de ces savants -là .

# Ceci seulement en ce qui concerne les livres de géométrie, d'astronomie, d'arithmétique, et de musique . Que dirait-on alors s'il s'agit de livres de religion et de théologie, où l'on parle de Dieu --très haut ! -- selon ce qui lui convient ou ne lui convient pas, de sorte qu'il se propose de parler de sens correct des natures, et cela sera rattaché à l'unité de Dieu, et de parler de récits et des sens possibles dont ils sont chargés et tout cela se conformant à ce qui doit, ou ne doit pas être, dit de Dieu et lui être attribué, et ce que les hommes ont le droit de dire ou de ne pas dire ; il devrait alors savoir où se trouve un sens général et un sens particulier, et les désinences qui changeraient les récits d'ordre général en récits d'ordre particulier ; il lui faudrait distinguer ce qui est du domaine de hädïth, ce qui est du domaine du Coran, et ce qui ressort à la raison et à l'habitude, ce qui pourrait les rendre particuliers au lieu d'être généraux . Il devrait savoir ce qui est vrai et le distinguer de ce qui est faux, et ce qui ne pourrait jamais être qualifié de l'un ou de l'autre ; et savoir le nom de vérité et de fausseté, et à quoi elles s'appliquent, les sens qu'elles comportent, et quand le sens est perdu et le nom renversé . Il lui faut savoir le vrai et le distinguer de l'impossible, et comment interpréter l'impossible ; s'il faut nommer l'impossible :faux , ou non, et qui des deux est le plus terriblement faux : l'impossible ou le faux, et quand l'impossible est plus absurde, ou le faux est le plus absurde . Il lui faut savoir ce qui est dicton, ce qui est original, la révélation et l'écriture, la ditinction entre l'ignorance et le radotage, le prolixe et le concis, les structures des phrases, les coutumes des gens, les moyens d'entente entre eux . Ce que nous disions là est peu, il y a beaucoup de choses à dire là-dessus .


Si le traducteur ne connaît pas tout cela, il se trompera dans l'interprétation des textes religieux, et l'erreur en matière de religion est plus nuisible que l'erreur en mathématiques, industrie /ou plutôt :Alchimie /, philosophie, chimie et en quelques conduites des hommes .

Si le traducteur n'est pas parfait en cela, il se trompera d'autant qu'il manquera de perfection .


Qu'en sait le traducteur en ce qui concerne l'argument valable et l'argument apparemment valable ? Qu'en sait-il de l'astronomie ? Qu'en sait-il des concepts mystérieux ? Qu'en sait-il en ce qui concerne la correction des fautes, des lacunes laissées par les copistes ? Qu'en sait-il des précipitations des prémisses ? Nous savons que les prémisses doivent être nécessaires, et arrangées d'une certaine manière, comme une ligne bien tracée .

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# Mais ibn al-Bïtrïq et Abü Qurrah ne comprenant pas cela selon l'ordre qu'il a ; ils ne l'on pas appris d'un bon maître et d'un exellent expert . Comment pourraient-ils donc faire quand il s'agit d'un livre transporté en plusieurs langues, manié par plusieurs plumes, et en différentes écritures !

# Si celui qui est habile en grec est tombé entre les mains d'un habile en arabe, mais que l'arabe est moins éloquent que le grec, (ou vice-versa) le sens et le traducteur n'éprouveront pas de l'insuffisance, et le grec, qui n'est plus content de l'éloquence dans la traduction en arabe, se retrouvera dans la néccessité de lui pardonner . Mais alors survient ce qui vient des défauts des copistes ; car la copie dont il traduit ne manquerait pas de fautes, et il ferait copier par quelque copiste une copie qui surenchérirait en fautes sur cette copie et ne serait pas moins fautive que celle-là, et même s'il y a un réviseur il pourrait bien se faire qu'il laisserait les fautes telles quelles, s'il n'est pas dans son pouvoir de corriger les fautes dans sa copie

# Il arrive parfois que l'auteur, quand il veut corriger une faute, ou combler un mot omis, trouvera cette affaire plus difficile que le fait d'écrire une dizaine de pages éloquentes et pleines de noble sens .
Comment donc le réviseur/le collationneur / payé pourrait-il se tirer de l'affaire, quand même le philosophe /l'auteur / n'en était pas capable ? !
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# Ce qui est plus étrange encore, c'est qu'il fait les deux choses :il corrige ce qui est faux, il rend le juste plus juste encore, maais ce livre sera une copie pour un autre, et celui-ci fera comme le premier ; et le livre, sera transmis de main en main , s'exposant à des mains criminelles, et à des vicissitudes nuisibles, de sorte qu'il devient pures erreurs , et mensonges creux .
# Que diriez-vous donc d'un livre que les traducteurs successifs corrompent, et que les copistes abîment encore plus, un livre qui existe depuis très longtemps !## ]

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Ce texte est capital . Quoiqu'il n'exprime pas un fait, mais ce qui doit être, il nous montre tout au moins jusqu'où allaient les exigences en matière de traduction . Dégageons-en les idées maîtresses :

a ) le traducteur doit-être du même niveau intellectuel que l'auteur traduit ;

b )Il faut être versé dans les deux langues d'une façon égale ou presque ;

c ) Il n'y a pas de correspondance parfaite entre les différentes langues ;




Chaque langue ayant son génie propre, sa façon de s'exprimer, ses locutions, ses structures, sa syntaxe propre, ses moyens de concisionou de prolixité ;



d ) Deux langues se nuisent l'une à l'autre, c'est-à-dire elles s'attirent, l'une emprunte à l'autre ses tournures, sa syntaxe, etc. ;

e ) S'il y a déjà tant de difficultés pour la traduction des textes de géométrie, d'astronomie, de médecine, etc., combien plus grandes seront les difficultés, voire les obstacles insurmontables quand il s'agit de textes religieux, théologiques, pour ne pas parler de textes littéraires et poétiques ! Les nuances dans les textes religieux sont très importantes ; aussi faut-il toujours en tenir compte dans une traduction . Mais il est bien difficile sinon impossible de les transposer d'une langue en une autre . Et c'est bien grave, car il s'agit de notions qui concernent Dieu, ses attributs, ce qui lui convient, ou ce qui ne lui convient pas, etc. ;

f ) Jâhiz parle encore de la critique verbale, du mauvais état dans lequel se trouvent les textes transmis, du devoir du traducteur de s'assurer de la bonne qualité de son manuscript au point de vue textuel . Il énumère les causes de la dégénérescence des textes, d'une façon qui ne le cède en rien aux grands philologues modernes .
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Toutes ces idées sont très actuelles, et montrent un sens critique assez pénétrant .A ma connaissance aucun écrivain de l' Antiquité ou du Moyen Age n'a exprimé, en ce domaine, des remarques aussi pertinentes .

Bien entendu, il exige trop, car les cas sont rares où les traducteurs sont au même niveau que les auteurs traduits . Mais il faut bien avouer ces cas rares constituent de véritables chefs-d'oeuvre . Les traductions faites par Goethe des oeuvres de Voltaire, ou par Beaudelaire des contes de Edgar Alan Poe, ou tout récemment de Tagore par André Gide--sont là pour en témoigner .

Mais ici une question se pose : si la critique d'al-Jähiz est bien juste en ce qui concerne les traducteurs qu'il mentionne dans ce texte : ibn al-Bitrïq, ibn Nä ' imah al-Himsï , Theodore Abü Ourrah, ibn Fihr (?) , ibn Wahïlï, --pourquoi ne mentionne-t-il pas les traductions de Hunain ibn Ishäq ?

A ce problème il n'y a qu'une de ces deux solutions : ou bien al-Jähiz a écrit ce texte du premier volume du Livre des animaux un peu plus tôt, avant que Hunain ne fît ses bonnes traductions, ou bien celui-ci n'était-il pas bien connu du temps d'al-Jähiz, mort entre 250 et 255h. (hégire ) .

De toute façon, il semble que le critère même préconisé par al-Jähiz ne s'appliqua à personne de son temps . Ses exigences restent donc intactes .
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On sent aussi, à travers cette polémique d'al-Jähiz, qu'il était question à cette époque-là ( début du IXe siècle ) de la traduction du Coran en langues étrangères, notamment en Persan et en Grec . Al-Jähiz, en fin connaisseur de l'excellence de la langue coranique, s'opposait à cette tentative . C'est pourquoi nous le voyons multiplier les caractéristiques de la langue et le style du Coran, pour montrer combien il est difficile, voire impossible, de traduire le Coran en une autre langue . On sent derrière ce problème, les luttes de différentes langues maternelles ( ou nationales ) pour s'affirmer .Les Persans, les Turcs, les Indiens, les Grecs, les Syriaques --tous voulaient être instruits dans leurs propres langues en matière de religion .Peut-être aussi les missions que les Mu 'tazilites --et al-Jähiz était un mu ' tazilite -- s'efforçaient de multiplier chez les autres peuples, de langue différente, soulevaient-elles cette question : comment prêcher la religion musulmane à des gens dont la langue maternelle n'était pas l'arabe, voire même qui ne savaient pas un mot d'arabe ? Et ces nouveaux convertis comment pourraient-ils accomplir leurs devoirs religieux, réciter leurs cinq prières quotidiennes, sans trouver un moyen qui leur soit accesssible pour s'en acquitter, en ce qui concerne la langue ? On voit donc que le problème était bien aigu et exigeait une réponse. Malheureusement, nous n'avons pas d'autres sources à cet égard .Aussi ne peut-on pas pousser plus loin l'analyse dans ce sens, afin de ne pas tomber dans des hypothèses gratuites .

Voici donc ce texte que nous vous demandons, encore une fois de méditer, il nous permet d'accéder à la connaissance d'une grande sagesse , de comprendre les préoccupations de ces érudits, et de "frotter notre esprit" à celui qui régna à cette grande époque de la culture musulmane . Bien à vous, Gerboise .