samedi 14 mars 2009

Rôle de la curiosité,du jeu,de l'imagination et de l'intuition dans la recherche scientifique par Louis de BROGLIE,membre de l'Institut, prix Nobel .

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" Les théories sont comme des souris : elles passent par neuf trous ; le dixième les arrête "
Voltaire

Article de Louis de BROGLIE, 1892-1987, dans lequel l'auteur nous rappelle (en 1960) l'importance prépondérante des éléments affectifs qu'il serait vain d'espérer séparer complètement des composantes rationnelles de la Recherche Scientifique . Voici ce texte magnifique dont tout " jeune esprit " devrait s'inspirer . Gerboise vous le livre en vue d'enrichir votre pensée .

Louis de BROGLIE s'adresse à nous :

" L'enfant est curieux .

Tout dans le monde qui l' entoure l'émerveille et l'étonne (le surprend). Il voudrait comprendre et, dès qu'il est en état de s'exprimer, il pose des questions .

Cet ardent désir de comprendre, cet appétit de connaissances, se prolonge, sous une forme peu à peu plus réfléchie et plus approfondie, pendant l'adolescence qui, pour cette raison, est l'âge naturel des premières études supérieures . Plus tard, chez la plupart les hommes, cette curiosité universelle diminue, ou du moins se rétrécit et se concentre, et cette diminution entraîne une limitation des voies (des possibilités de créer) qui s'ouvrent devant nous quand nous nous éloignons de la jeunesse .

L'humanité dans son évolution passée a suivi une route analogue dans ses grandes lignes à celle que suivent les individus humains au commencement de leur existence . A ses débuts, elle a observé avec curiosité, attention et parfois avec inquiétude la nature (l'environnement) qui l'enserrait : elle a cherché à dégager les raisons et les liens des phénomènes qu'elle constatait autour d'elle . Mais elle n'avait à l'origine auprès d'elle ni parents, ni maîtres pour l'instruire et fréquemment elle a cru trouver dans des mythes (légendes) souvent poétiques, mais toujours trompeurs, une interprétation sans valeur réelle des faits qu'elle cherchait à comprendre ; Ensuite, depuis quelques siècles, elle est parvenue à son adolescence et s'est dégagée de ses premières erreurs . Comme sa curiosité pouvait désormais s'appuyer sur une raison plus ferme et sur un " esprit critique" plus aiguisé, elle a pu poursuivre l'étude des phénomènes avec des méthodes d'investigation plus sûres et plus rigoureuses .

Ainsi est née la science moderne, fille de l'étonnement et de la curiosité, et c'est toujours ces deux ressorts cachés qui en assurent les progrès incessants . Chaque découverte nous ouvre des horizons nouveaux et, en les contemplant, nous ressentons de nouveaux étonnements et nous sommes saisis par de nouvelles curiosités . Et, comme l'inconnu s'étend toujours indéfiniment devant nous, rien ne paraît pouvoir interrompre cette succession continuelle de progrès qui assouvissent (qui peuvent satisfaire) nos anciennes curiosités, mais en suscitent (qui en font naître dans l'esprit) immédiatement de nouvelles, à leur tour génératrices de nouvelles découvertes .

Cependant il n'est pas impossible qu'en avançant en âge l'humanité n'éprouve, elle aussi, quelques-uns des appauvrissements qui marquent l'âge mur des individus . Déjà, comme pour l'homme arrivant à l'état adulte, la nécessité de spécialisation apparaît avec ses inconvénients . Moins graves sans doute pour l'ensemble de l'humanité que pour l'individu isolé, ces inconvénients sont cependant réels car la spécialisation rétrécit (limite) les horizons, rend plus difficile les comparaisons et les analogies fécondes et finira par peser comme une menace sur l'esprit . Mais autant qu'on en peut juger, l'humanité est encore dans sa phase de jeunesse et, si elle arrive à éviter les dangers que peut lui faire courir sa propre puissance d'action sur le monde physique, elle est sans doute encore loin des scléroses et des décrépitudes .

L'enfant questionneur est avide de comprendre, mais il aime aussi à jouer .

Il ne faudrait pas croire que c'est là pour lui une occupation inutile car le jeu apprend à réfléchir, à voir puis à surmonter les difficultés, parfois même à ruser avec elles .

Il n'est pas de jeu, si naïf soit-il, qui n'ait sa tactique et sa stratégie . Et c'est pourquoi le goût du jeu n'est pas l'apanage (le privilège) de l'enfance ou de la première jeunesse : il n'est pas d'homme mûr, si sérieux soit-il, qui ne le conserve quelque peu au fond de lui-même . N'existe-t-il pas d'ailleurs des jeux [ le jeu des échecs en est le type] qui exigent beaucoup d'attention, de réflexion et même de raisonnement ? Déchiffrer une énigme, trouver le mot d'une charade, n'est-ce point chercher à découvrir quelque chose de caché et n'y a-t-il point là une sorte d'effort analogue à la recherche scientifique ? Dès lors, n'est-il pas permis de penser que le goût du jeu qui est, tout comme la curiosité, une tendance naturelle à l'enfant, mais qui n'est pas cependant quelque chose d'enfantin au sens péjoratif (défavorable) du mot, a lui aussi, contribué au progrès de la Science ?

A cette dernière question, une réponse affirmative me paraît s'imposer . J'ai, pour ma part, souvent été frappé de la similitude (de la ressemblance ) des problèmes que la nature pose au chercheur scientifique et de ceux que l'on a à résoudre dans le jeu des mots croisés . Quand nous sommes en présence de la " grille " encore vide d'un mot croisé, nous savons qu'un esprit analogue au nôtre a disposé dans cette grille, en suivant certaines règles, des mots qui s'entrecroisent et, en nous aidant des indications qu'on nous a données, nous cherchons à trouver ces mots . Quand le savant cherche à comprendre une catégorie de faits naturels, il commence par admettre que ces phénomènes obéissent à des lois qui nous sont accessibles parce qu'elles sont intelligibles pour notre raison .

Ce n'est pas là, remarquons-le bien, un postulat évident et sans portée : il revient en effet, à admettre la rationalité (caractère de ce qui est conforme à la raison) du mon physique, à reconnaître qu'il y a quelque chose de commun entre la structure de l'Univers matériel et les lois de fonctionnement de notre esprit .

Cette hypothèse que nous faisons naturellement sans toujours en apercevoir toute la hardiesse (l'audace) étant admise, nous cherchons à retrouver les rapports rationnels qui, selon elle, doivent exister entre les apparences sensibles ( ce qui dans les êtres et les choses se montre d'abord aux regards, à l'esprit qui voit : désigne non une qualité de la chose, mais l'impression qu'elle produit dans la pensée) . Ainsi le savant cherche à remplir des cases vides du mot croisé de la Nature de façon à former des mots qui ont un sens pour sa raison . Nous n'avons pas à discuter ici quelle peut-être la signification de l'accord, au moins partiel, entre la raison et les choses que souligne d'une manière imagée la comparaison de la recherche scientifique avec la solution des problèmes de mots croisés, mais nous devons remarquer que cette comparaison montre clairement l'analogie de la recherche scientifique avec les jeux en général : d'un côté comme de l'autre, il y a d'abord l'attrait de l'énigme posée, de la difficulté à surmonter, suivi, du moins parfois, de la joie de la découverte, de l'enivrante sensation de l'obstacle franchi . Sans doute les mots croisés sont un peu à caractère intellectuel, mais on peut soutenir que tous les jeux, même les plus simples, présentent dans les problèmes qu'ils posent des éléments communs avec l'activité du savant dans ses recherches . Et c'est parce que les hommes, à tous les âges de leur vie, sont attirés vers le jeu, par ses péripéties (changements dans une action, un récit, événements imprévus ) , par ses risques et par ses victoires, que certains d'entre eux se sont toujours tournés vers la recherche scientifique et ont trouvé dans les durs combats qu'elle livre une source de joie et d'enthousiasme . Ainsi le goût du jeu est pour quelque chose dans le développement de la Science .

On a beaucoup parlé, dans ces dernières années, de " cerveaux électronique " , de " machines à penser ", et, plus généralement, de dispositifs à la fois mécaniques et électriques qui, dans leur fonctionnement, égalent et même surpassent largement toutes les prouesses du cerveau humain . Ces dispositifs ne parviennent -t-ils pas à effectuer très exactement et en quelques secondes de difficiles calculs qu'un homme, même exercé, mettrait de longues heures à faire avec un beaucoup plus grand risque d'erreurs ? N'ont-ils pas des " mémoires " plus fidèles et plus sûres que les nôtres ?

N'ont-ils pas une puissance logique, une inflexible rectitude de raisonnements que notre pauvre cerveau, souvent vacillant, ne peut que les envier ?


Cependant, si l'on compare l'activité de notre esprit dans toute sa plénitude (épanouissement) , activité qui comprend bien des aspects en dehors de l'exécution des calculs, du développement des syllogismes ( le syllogisme est si peu le type de raisonnement qu'il n'est, à proprement parler, qu'un procédé de vérification .[Th. Ribot, 1931) ou de la conservation des renseignements acquis, on a, me semble -t-il l'impression très nette qu'en dehors de certaines opérations à caractère automatique, le cerveau humain l'emporte à bien des points de vue sur les machines les plus perfectionnées et détient des possibilités que celles-ci ne possèdent pas . S'il en est bien ainsi, c'est que l'esprit humain contient un genre d'activité dont la machine ne dispose pas . Cette puissance particulière, il est difficile de lui donner un nom précis : suivant les cas, on la nommera sentiment ou l'esprit de finesse, imagination ou intuition . Le terme importe peu, mais il semble bien qu'une réalité profonde se cache sous ces dénominations imprécises .

Il s'en faut que le progrès scientifique ne doivent rien au sentiment . S'il existe, c'est parce que des hommes ont aimé ou aiment la Science . Écoutant le jeune Pasteur lui exposer ses découvertes sur les isomères ( se dit de composés chimiques ayant la même formule d'ensemble, mais des propriétés différentes dues à l'agencement différent des atomes dans la molécule) optiques, le vieux Biot ( physicien français et " immense savant ", esprit ouvert à tous les champs du savoir , 1774-1862, il reconnu l'origine céleste des météorites ; il découvrit la polarisation rotatoire de la lumière et établit un grand nombre de lois) lui disait :

" Mon cher enfant, j'ai tant aimé les sciences que cela me fait battre le cœur ! "

Et ainsi, même en parlant de science, peut venir sur les lèvres ce verbe redoutable qui, dans les grammaires françaises, est le type des verbes de la première conjugaison .

Or je doute que les machines électroniques aiment la science .

Mais mon propos n'est pas de m'étendre sur cet aspect de la question et je voudrais maintenant parler du rôle éminent ( remarquable) que jouent d'autres éléments non rationnels dans le progrès scientifique .

Les personnes qui n'ont pas elles-mêmes la pratique des sciences s'imaginent fort souvent qu'elles nous apportent toujours des certitudes absolues : elles se représentent les chercheurs scientifiques comme appuyant leurs déductions sur des faits incontestables et des raisonnements irréfutables ( incontestables, que l'on ne peut repousser en prouvant leur fausseté) et par suite comme s'avançant d'un pas assuré sans aucune possibilité d'erreur ou de retour en arrière . Cependant le spectacle de la science actuelle (1960) , tout comme l'histoire des sciences dans le passé, nous prouve qu'il n'en est rien .
Non seulement chaque chercheur a ses conceptions personnelles et sa manière propre d'envisager les problèmes, mais en outre la valeur des faits constatés et plus encore leur interprétation sont très fréquemment remises en question : les théories évoluent et souvent même changent radicalement et il y a, dans ce domaine comme dans bien d'autres, des " modes " qui passent et d'autres qui apparaissent .


Comment cela serait-il possible si la science avait des bases uniquement rationnelles ?

Il y a là une preuve certaine que, dans le progrès scientifique, interviennent d'autres facteurs que les constatations irréfutables ou les syllogismes rigoureux et cela même dans les sciences qui, par leur précision ou leur apparente simplicité, semblent, comme la Mécanique ou la Physique par exemple, se prêter particulièrement bien à l'emploi des schémas abstraits et des raisonnements mathématiques .

En réalité,

à la base de toutes les théories scientifiques qui cherchent à nous offrir une image ou une méthode de prévision des phénomènes,

il y a des conceptions ou des représentations, parfois concrètes et parfois abstraites, pour lesquelles chaque chercheur éprouve plus ou moins de sympathie et auxquelles il s'adapte plus ou moins aisément . Cette remarque montre bien l'inévitable intervention dans la recherche scientifique d'éléments individuels dont le caractère n'est pas uniquement rationnel . Et, si l'on examine bien cette question, on s'aperçoit aisément que ces éléments ont précisément une importance capitale pour le progrès des sciences .

Je pense en particulier à ces facultés si spécifiquement personnelles, si variables même d'un individu à l'autre, que sont l'imagination et l'intuition .

L'imagination qui permet de se représenter d'un seul coup une portion de la nature physique par une image qui met en évidence certaines de ses articulations, l'intuition qui nous fait deviner soudain par une sorte d'illumination intérieure, qui n'a rien d'analogue au pesant syllogisme, un aspect profond de la réalité, sont des possibilités qui appartiennent en propre à l'esprit humain et qui ont joué et jouent quotidiennement un rôle essentiel dans l'édification de la science . Assurément le savant risquerait de s'égarer s'il faisait une place trop large dans ses efforts à l'imagination et à l'intuition : il finirait par renier cette conception de la rationalité de l'Univers qui, nous l'avons dit, est le postulat de base de la science et il en reviendrait peu à peu aux explications mythiques qui ont caractérisé la phase préscientifique de la pensée humaine . Néanmoins, l'imagination et l'intuition contenues dans de justes limites restent d'indispensables auxiliaires du savant dans sa marche en avant .

Sans doute, le postulat de la rationalité de l'Univers, si on l'admettait sans restrictions, conduirait à affirmer qu'en s'appuyant sur des faits bien observés, une suite rigoureuse de raisonnements devrait conduire à une description exacte et totale du monde physique . Mais ce n'est là qu'une conception idéale : la suite de raisonnements dont nous venons de parler ne peut être effectivement construite parce que le monde physique est d'une complexité extrême qui défie notre entendement, parce que nous ne connaissons qu'une partie sans doute restreinte des phénomènes physiques, parce que la rationalité de l'univers si elle est vraiment totale, ne pourrait être épuisée que par une raison infiniment plus ample que la nôtre . Il nous faut donc très souvent passer d'un raisonnement à un autre par un acte d'imagination ou d'intuition qui n'est pas lui-même entièrement rationnel, tel un aviateur qui, partant du sommet, accepte le risque de s'élancer dans les airs pour atteindre un sommet voisin parce qu'il sait trop longue et en fait impraticable la route, en principe plus sûre, qui, descendant dans les vallées, lui permettrait de faire le même trajet sans quitter la terre ferme . Mais comme les impulsions de l'imagination et de l'intuition sont choses individuelles, les différents chercheurs risquent alors de ne plus suivre exactement la même voie et c'est ce qui explique ces contestations entre spécialistes, ces revirements de la pensée scientifique, qui parfois étonnent si vivement ceux qui y assistent du dehors et qui, jugeant les choses trop superficiellement, s'attendaient à trouver dans la science des temples plus serins .

On ne saurait cependant sous-estimer le rôle indispensable de l'imagination et de l'intuition dans la recherche scientifique . En brisant par des bonds irrationnels, dont Meyerson ( savant et philosophe français, 1859-1933 ) avait naguère souligné l'importance, le cercle rigide où nous enferme le raisonnement déductif, l'induction fondée sur l'imagination et sur l'intuition permet seule les grandes conquêtes de la pensée : elle est à l'origine de tous les véritables progrès de la science .

Et c'est parce que l'esprit humain en est capable qu'il me paraît l'emporter définitivement sur toutes les machines qui calculent ou qui classent mieux que lui, mais qui ne peuvent ni imaginer, ni pressentir .


Ainsi, surprenante contradiction !, la science humaine essentiellement rationnelle dans son principe et dans ses méthodes ne peut opérer ses plus remarquables conquêtes que par de brusques sauts périlleux de l'esprit où entrent en jeu ces facultés, affranchies de la lourde contrainte des raisonnements rigoureux, que l'on nomme imagination, intuition, esprit de finesse .

Bien vite le savant revient à l'analyse raisonnée et reprend chaînon par chaînon la suite de ses déductions, dès lors cette chaîne l'enchaîne jusqu'à l'instant où il s'en affranchira momentanément et où la liberté de son imagination, un instant reconquise, lui permettra d'apercevoir des horizons nouveaux .

Mais tout effort d'imagination et d'intuition, précisément parce qu'il est seul vraiment créateur, comporte des risques : libéré des entraves de la déduction rigoureuse, il ne sait jamais exactement où il va, il peut nous égarer ou nous entraîner dans des voies en impasse . Et c'est pourquoi la recherche scientifique ( il en est de même de l'ensemble de toute recherche de vérité, quelle qu'elle soit) , bien que presque constamment guidée par le raisonnement, constitue néanmoins une aventure ."

Louis de BROGLIE, Prix Nobel de Physique en 1929 .


La première réflexion qui peut nous venir à l'esprit, en lisant ce texte, c'est qu'il ne doit pas se limiter au champ de la connaissance scientifique . Les suggestions et affirmations de Louis de BROGLIE, son admirable analyse d'une rare qualité, doivent s'appliquer à tous les contextes des activités et de la pensée humaines , et particulièrement pour " décortiquer, disséquer " (examiner, approfondir ), " nous rendre compte " (comprendre) des mécanismes de notre propre réflexion.

Bien à vous, Gerboise .

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