mardi 2 décembre 2008

Propos d'ALAIN [ Emile-Auguste Chartier, 1868 Mortagne-au-Perche, Orne, France-1951 ] sur la littérature : L'observation .(Editions Gonthier, 1934 ).

Salvador Dali, Naissance des désirs liquides, 1932, huile et collage sur toile, Venise, collection Peggy Guggenheim .

L'observation

" Un vrai peintre ne voit pas un pont, une maison, un arbre, un livre, une carafe, comme vous et moi ; il ne voit que des couleurs qui passent les unes dans les autres, ou qui sont limitées les unes par les autres
(ces limites, ces " frontières " nettes entre deux plages différenciées, cette différence tenant à la nature de l'absorption différentielle des longueurs d'onde composant la lumière visible et, d'autre part également aux variations d'intensité dues à la source lumineuse et à l'importance de l'absorption , sont à l'origine de cette perception ; interviennent également, les phénomènes de réflexion totale aux interfaces des deux milieux ; l'ensemble de ces phénomènes sont en relation aussi avec le pouvoir séparateur de l'œil qui, assisté ou non d'instruments d'optique grossissants , permet d'observer ou non des apparences de progressions continues, sans discontinuités "visibles " d'une plage colorée passant progressivement d'une teinte à une autre ) . Remarquez que nul ne voit autre chose que cela ; Mais nous n'en savons rien ( spontanément) . Nous ne remarquons point cette première apparence ( aspect qui nous apparaît de quelque chose, ce qu'on voit d'une personne ou d'une chose, la manière dont elle se présente à nos yeux ; l'aspect, l'extérieur d'une chose considérés comme différents de cette chose, donc de la réalité ; perceptions par le cerveau fallacieuses ; ce qui n'apparaît pas nettement à l'esprit et donc n'est pas intégré dans notre entendement) , parce que notre affaire est de la surmonter ( aller au-delà d'un obstacle, le franchir, vaincre par un effort volontaire une difficulté psychologique) . Quand nous reconnaissons au loin la puissante voiture, nous ne la voyons point petite, comme elle apparaît ; nous savons que c'est une grosse voiture ; nous croyons la voir telle (illusion d'optique) . Au contraire le peintre dissout plus ou moins toutes ces idées-là ; il ne demande pas ce que c'est ; ainsi nous retrouvons sur sa toile notre premier regard et la jeunesse de notre œil (lorsque notre stock d'images emmagasinées dans notre esprit était encore dérisoire ) . Cela est assez connu . Mais, comme je lisais ces temps-ci différents romans, qui ne parvenaient pas tous à me faire toucher la présence réelle, je me demandais si l'on ne pourrait point faire, au sujet de l'observateur du cœur humain, les mêmes remarques que pour le peintre . Toutes choses changées, car le romancier n'est peintre que par métaphore . Ces précautions prises, il me semble qu'il y a deux manières d'observer les hommes ; et la plus commune se fait par concepts, c'est-à-dire avec le souci de classer et de qualifier . On se dit : voilà un intrigant, voilà un ambitieux, voilà un vaniteux . Je connais bien ce genre d'observateur ; je vois de l'esprit dans ses yeux ; ou bien je sens sur moi une attention perforante, comme s'il me visait de ses deux yeux braqués . Mais cela ne me fait point peur . Les chiens aussi regardent de cette manière, et devinent aussi passablement ce que vous allez faire .

Or ces puissants observateurs, politiques, industriels, financiers, policiers ou moralistes, sont rarement trompés aux situations, mais sont presque toujours trompés aux hommes, parce qu'ils jugent trop vite, et définissent, et pensent, pour dire bref, l'autre côté de la carafe (nous ne pouvons accepter , sans une discussion contradictoire cette affirmation, car se sont les situations, les contextes qui provoquent des aberrations, liées à des illusions d'optique) . Or rien n'est plus vite jugé qu'une carafe ; cela est utile à y mettre de l'eau . Au lieu que le peintre ne pense point ; il regarde avidement l'apparence de cette carafe, et la lumière qui s'y joue, et les reflets qui s'y font (effets dus aux réflexions totales, à la réfraction de la lumière) . Il ne saisit que la surface de l'être, et par là il arrive quelquefois à représenter à miracle l'existence, qui en effet n'est point en la carafe toute seule, mais dans l'air qui l'enveloppe, dans la lumière, enfin dans cet univers qui s'exprime en elle . D'où le prix des natures mortes, à première vue inexplicable .

Sans aucun doute il faut changer presque tout en ces remarques, si on les veut appliquer au romancier ; car il n'a point à peindre des natures mortes, mais au contraire à faire mouvoir et vivre des hommes . Peut-être n'est-il pas moins importuné que le peintre par ces natures jugées et séparées, qui sont le gibier du politique . Et je soupçonne que le politique lui-même, celui qui recueille des éléments à combiner et à recomposer, a quelque chose de cet œil du peintre, qui ne juge point, qui voit seulement la forme telle qu'elle apparaît dans le moment . Seulement il la voit bien, et il la garde dans sa mémoire comme une matière pour toutes sortes d'usages . Et le romancier, à ce que je crois, encore bien plus . Des projets de l'homme, du passé, de l'étiquette, de l'homme enfin tel qu'il se présente, comme un huissier qui s'annoncerait lui-même, il ne veut rien savoir . Il observe et conserve, à ce qu'il me semble, la forme et le mouvement ; autre expression, elle-même inexprimable, mais qui a de l'avenir, qui se trouve ici à l'état naissant (étape d'un phénomène, instant précis où les liaisons chimiques entre les atomes ou les molécules d'un corps , de cette matière, sont rompues et sont instantanément réorganisées dans l'espace pour former un nouveau corps, une nouvelle matière, stable dans les nouvelles conditions du milieu , d'où la précision au début de la phrase suivante " il n'est point fini ", [rupture des liaisons ] " il commence ", [élaboration de nouvelles liaisons chimiques] ayant pour conséquence la présence de nouvelles substances gazeuses, liquides ou solides) , comme disent les chimistes, et qui peut entrer en combinaison . Un tel être a de l'avenir ; il n'est point fini ; il commence . Et c'est cet avenir réellement indéterminé qui fait la vie d'un personnage ; au lieu que, dans le romancier qui pense trop son homme, tout est défini dès le commencement ; et je sens qu'il me raconte une histoire déjà finie . L'idée a tué le personnage ."

Ce propos d'Alain mérite de profondes réflexions. Les commentaires ajoutés en mauve très clair et entre parenthèses par nous-mêmes précisent des points déterminants pour la compréhension de l'ensemble . Bien à vous, Gerboise .

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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