lundi 28 avril 2008
Premières clartés du matin: Leçons d'humilité, de modestie, de retenue, de circonspection, de considération pour le travail, et aussi de sagesse .
Nous présentons ce propos d'Alain, publié dans " Les saisons de l'esprit " aux Éditions Gallimard, XVIII, intitulé :" La Pâque du travail ", car une telle richesse, dans l'analyse de l'activité et de la nature humaine, ne peut-être méconnue . Il est rare de découvrir autant de profusion , de foisonnement d'idées . Nous vous conseillons d'acquérir ce livre qui ne date pas d'hier :1937 , car le propos présenté ici , n'est pas le seul dans l'ouvrage, à vous apporter un exemple de réflexion aussi intense sur le genre humain .
"L'arbre à pain ( nom vulgaire de l'Artocarpus , de artos :pain, et de Karpos : fruit ; plante dicotylédone, arbre de l'Asie tropicale et de l'Océanie dont le fruit sphérique à chair blanche, féculente, peut atteindre 2kg, et se consomme cru ou cuit ) , cette merveille de mes livres d'enfant, l'arbre à pain n'est pas de chez nous . Il y a sans doute des climats où la nature porte (portait, car le propos d'Alain date de 1934; est-ce encore une réalité actuellement ? je ne sais !) presque à notre bouche des fruits sucrés, et qui viennent sans culture (naturellement dans la forêt ) . Toutefois l'alliance (association d'éléments divers unis pour agir, ici, l'ensemble des manifestations lié aux coutumes chrétiennes) que nous nommons Pâques, et que les cloches célèbrent, est assez froide en somme ; l'éclatant soleil ne va jamais sans un vent assez maigre ; et la fête de lumière, sans aucun écran de verdure (la nature n'ayant pas encore revêtu ses apprêts[préparatifs] printaniers) , fait seulement paraître ( apercevoir) des travaux faits ou à faire ; ici les débris de l'hiver (les matériaux provenant du dépérissement des végétaux ) , et plus loin les carrés de terre criblés par l'outil, alignés selon le cordeau, prêts à nourrir l'homme, pourvu que l'homme bêche, plante, sarcle ( débarrasse un terrain de culture des herbes nuisibles, en arrachant, en extirpant les racines ) et arrose . Il y a de la sévérité dans cette belle saison . Les flèches de lumière qui piquent (idée d'action brusque et rapide) le sol nous invitent à le frapper aussi, à le diviser, à recevoir et à concentrer pour nous l'énergie solaire dans les choux, la betterave, ou le blé . Rien n'est plus triste à voir qu'un terrain abandonné sous cette lumière indiscrète . L'énergie solaire nous est donnée ; elle ne coûte rien ; cette pluie dorée (métaphore :lumière qui arrive du ciel comme l'eau de pluie) verse en une journée une puissance de vivre (l'eau est la principale source de vie des plantes et des animaux) énorme ; énorme, mais perdue si le travail assidu ( régulier, obstiné) ne la recueille (ne se disperse pas, recevoir pour conserver) . Pâques n'est donc que promesse, et sous condition . Plus tard la Fête-Dieu , si étrangement nommée, célébrera en même temps les fleurs et les moissons, c'est-à-dire les fruits du travail .
Beaucoup de choses très précieuses nous sont données ; chaleur et lumière, pluie du ciel, torrents, forêts, charpentes, tourbes et charbons, pétrole enfin . Toutefois dans toutes ces admirables richesses nous ne trouvons rien à manger . La zone de planète sur laquelle nous vivons n'est pas comestible . Au reste dans les pays où la nature est comestible, il y a des inconvénients qui rendent la vie difficile . Mais je considère seulement nos climats et je vois que notre vie doit d'abord être gagnée ( par l'activité) . L'industrie humaine fait qu'une heure d'homme (de travail) conquiert ( conquérir, obtenir en luttant, en agissant avec effort) bien plus de nourriture qu'une heure d'oiseau . Mais enfin le travail humain ne pourrait être interrompu seulement un jour sans un péril (ce qui menace l'existence, risque que fait courir une action) mortel pour tous ? Sans cesse il faut cultiver et récolter, couper l'arbre, équarrir ( tailler au carré des poutres en bois) , construire, réparer, transporter, échanger ; et en même temps il faut nettoyer, évacuer, balayer l'ordure .
Je lis partout que l'on a beaucoup gagné sur la nécessité du travail ; et quelques-uns s'amusent à dire que ce gain est justement ce qui nous rend pauvres (c'est absurde, illogique, déraisonnable, stupide !) . Ma foi je cherche en quoi la peine des hommes a été allégée (rendre moins pénible une tâche) . Je la vois surtout transportée loin de nos yeux . Il y a des mineurs qui vivent comme des taupes ( image comparée à la vie de petits mammifères insectivores qui vivent sous terre, dans l'obscurité , en creusant des galeries) ; il y a, dans le fond du grand paquebot, des chauffeurs (du temps de la Marine au charbon) nus et suants, bientôt usés ; cet été vous verrez nos paysans et nos paysannes tout maigres et tout cuits (au teint hâlés par le soleil) . Nous n'en sommes pas encore aux temps qu'on nous promet, où la machinerie (terme allégorique désignant l'ensemble des progrès techniques) nourrira et promènera l'homme ( l'humanité) . Toute machine est l'œuvre de l'homme , et s'use fort vite, et suppose continuellement des esclaves attentifs . Bref le vieil article ( adage, précepte , formant un tout distinct) : " Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front " , n'est nullement abrogé (déclarer nul ce qui avait été établi, institué) .
Je sais ce qui est arrivé . Il est arrivé que les courtiers ( commerçants qui faisaient [et qui font] profession de s'entremettre, [qui interviennent ] pour ses clients dans des transactions ) de publicité, qui en effet sont milliers, et qui ne travaillent guère (ne sont que des intermédiaires qui ne fabriquent rien) , ont annoncé que le vieil article en question était abrogé pour toujours ; et je ne sais par quel emportement de plaisir ils ont été crus à peu près par la moitié des hommes . D'où une dépense à grande vitesse ; d'où l'idée, plus ruineuse encore, que la dépense est à proprement parler ce qui nous enrichit tous . C'est jeter le pain, chose qu'on disait criminelle à nous, enfants (et que nous devrions encore de nos jours leur asséner et leur appliquer cette leçon) . Jeter le pain, disait la publicité, c'est faire vendre le blé ; et ainsi pour tout . Il ne s'agissait que de faire tourner la grande machine (les échanges mondiaux) aux produits et aux échanges, et de faire tourner aussi les têtes frivoles ( qui a peu de sérieux, qui ne s'occupe que de choses futiles ou traite à la légère les choses importantes) . Et c'est ce qui fut fait, supérieurement ; si supérieurement que je vois Léviathan ( animal marin fabuleux, fantastique , mentionné dans la Bible; chose énorme, colossale que l'on compare à une sorte de monstre symbolisant la force, le pouvoir) , l'homme du marteau et de la charrue, ruiné partout, et travaillant avec moins de profit que jamais . Cela vient, à ce que je crois, d'une erreur de principe, c'est que la nature est toute prête à nous servir, et qu'il ne s'agit que de lui passer la bride ( l'arrêter, ne pas lui laisser la liberté, ne rien lui céder) .
Or, allez-y voir, vous verrez que la bride coûte cher, et qu'elle est bientôt usée, et qu'il faut refaire la machine, remplacer la turbine, changer le rail, fondre l'acier, et d'abord bêcher, fumer, semer, sarcler, à quatre pattes comme au temps d'Homère . Voilà ce que le printemps nous annonce " . Alain
Nous vous laissons réfléchir sur ce texte et attendons vos commentaires. Bien à vous, Gerboise.
1er Mai 1934
"L'arbre à pain ( nom vulgaire de l'Artocarpus , de artos :pain, et de Karpos : fruit ; plante dicotylédone, arbre de l'Asie tropicale et de l'Océanie dont le fruit sphérique à chair blanche, féculente, peut atteindre 2kg, et se consomme cru ou cuit ) , cette merveille de mes livres d'enfant, l'arbre à pain n'est pas de chez nous . Il y a sans doute des climats où la nature porte (portait, car le propos d'Alain date de 1934; est-ce encore une réalité actuellement ? je ne sais !) presque à notre bouche des fruits sucrés, et qui viennent sans culture (naturellement dans la forêt ) . Toutefois l'alliance (association d'éléments divers unis pour agir, ici, l'ensemble des manifestations lié aux coutumes chrétiennes) que nous nommons Pâques, et que les cloches célèbrent, est assez froide en somme ; l'éclatant soleil ne va jamais sans un vent assez maigre ; et la fête de lumière, sans aucun écran de verdure (la nature n'ayant pas encore revêtu ses apprêts[préparatifs] printaniers) , fait seulement paraître ( apercevoir) des travaux faits ou à faire ; ici les débris de l'hiver (les matériaux provenant du dépérissement des végétaux ) , et plus loin les carrés de terre criblés par l'outil, alignés selon le cordeau, prêts à nourrir l'homme, pourvu que l'homme bêche, plante, sarcle ( débarrasse un terrain de culture des herbes nuisibles, en arrachant, en extirpant les racines ) et arrose . Il y a de la sévérité dans cette belle saison . Les flèches de lumière qui piquent (idée d'action brusque et rapide) le sol nous invitent à le frapper aussi, à le diviser, à recevoir et à concentrer pour nous l'énergie solaire dans les choux, la betterave, ou le blé . Rien n'est plus triste à voir qu'un terrain abandonné sous cette lumière indiscrète . L'énergie solaire nous est donnée ; elle ne coûte rien ; cette pluie dorée (métaphore :lumière qui arrive du ciel comme l'eau de pluie) verse en une journée une puissance de vivre (l'eau est la principale source de vie des plantes et des animaux) énorme ; énorme, mais perdue si le travail assidu ( régulier, obstiné) ne la recueille (ne se disperse pas, recevoir pour conserver) . Pâques n'est donc que promesse, et sous condition . Plus tard la Fête-Dieu , si étrangement nommée, célébrera en même temps les fleurs et les moissons, c'est-à-dire les fruits du travail .
Beaucoup de choses très précieuses nous sont données ; chaleur et lumière, pluie du ciel, torrents, forêts, charpentes, tourbes et charbons, pétrole enfin . Toutefois dans toutes ces admirables richesses nous ne trouvons rien à manger . La zone de planète sur laquelle nous vivons n'est pas comestible . Au reste dans les pays où la nature est comestible, il y a des inconvénients qui rendent la vie difficile . Mais je considère seulement nos climats et je vois que notre vie doit d'abord être gagnée ( par l'activité) . L'industrie humaine fait qu'une heure d'homme (de travail) conquiert ( conquérir, obtenir en luttant, en agissant avec effort) bien plus de nourriture qu'une heure d'oiseau . Mais enfin le travail humain ne pourrait être interrompu seulement un jour sans un péril (ce qui menace l'existence, risque que fait courir une action) mortel pour tous ? Sans cesse il faut cultiver et récolter, couper l'arbre, équarrir ( tailler au carré des poutres en bois) , construire, réparer, transporter, échanger ; et en même temps il faut nettoyer, évacuer, balayer l'ordure .
Je lis partout que l'on a beaucoup gagné sur la nécessité du travail ; et quelques-uns s'amusent à dire que ce gain est justement ce qui nous rend pauvres (c'est absurde, illogique, déraisonnable, stupide !) . Ma foi je cherche en quoi la peine des hommes a été allégée (rendre moins pénible une tâche) . Je la vois surtout transportée loin de nos yeux . Il y a des mineurs qui vivent comme des taupes ( image comparée à la vie de petits mammifères insectivores qui vivent sous terre, dans l'obscurité , en creusant des galeries) ; il y a, dans le fond du grand paquebot, des chauffeurs (du temps de la Marine au charbon) nus et suants, bientôt usés ; cet été vous verrez nos paysans et nos paysannes tout maigres et tout cuits (au teint hâlés par le soleil) . Nous n'en sommes pas encore aux temps qu'on nous promet, où la machinerie (terme allégorique désignant l'ensemble des progrès techniques) nourrira et promènera l'homme ( l'humanité) . Toute machine est l'œuvre de l'homme , et s'use fort vite, et suppose continuellement des esclaves attentifs . Bref le vieil article ( adage, précepte , formant un tout distinct) : " Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front " , n'est nullement abrogé (déclarer nul ce qui avait été établi, institué) .
Je sais ce qui est arrivé . Il est arrivé que les courtiers ( commerçants qui faisaient [et qui font] profession de s'entremettre, [qui interviennent ] pour ses clients dans des transactions ) de publicité, qui en effet sont milliers, et qui ne travaillent guère (ne sont que des intermédiaires qui ne fabriquent rien) , ont annoncé que le vieil article en question était abrogé pour toujours ; et je ne sais par quel emportement de plaisir ils ont été crus à peu près par la moitié des hommes . D'où une dépense à grande vitesse ; d'où l'idée, plus ruineuse encore, que la dépense est à proprement parler ce qui nous enrichit tous . C'est jeter le pain, chose qu'on disait criminelle à nous, enfants (et que nous devrions encore de nos jours leur asséner et leur appliquer cette leçon) . Jeter le pain, disait la publicité, c'est faire vendre le blé ; et ainsi pour tout . Il ne s'agissait que de faire tourner la grande machine (les échanges mondiaux) aux produits et aux échanges, et de faire tourner aussi les têtes frivoles ( qui a peu de sérieux, qui ne s'occupe que de choses futiles ou traite à la légère les choses importantes) . Et c'est ce qui fut fait, supérieurement ; si supérieurement que je vois Léviathan ( animal marin fabuleux, fantastique , mentionné dans la Bible; chose énorme, colossale que l'on compare à une sorte de monstre symbolisant la force, le pouvoir) , l'homme du marteau et de la charrue, ruiné partout, et travaillant avec moins de profit que jamais . Cela vient, à ce que je crois, d'une erreur de principe, c'est que la nature est toute prête à nous servir, et qu'il ne s'agit que de lui passer la bride ( l'arrêter, ne pas lui laisser la liberté, ne rien lui céder) .
Or, allez-y voir, vous verrez que la bride coûte cher, et qu'elle est bientôt usée, et qu'il faut refaire la machine, remplacer la turbine, changer le rail, fondre l'acier, et d'abord bêcher, fumer, semer, sarcler, à quatre pattes comme au temps d'Homère . Voilà ce que le printemps nous annonce " . Alain
Nous vous laissons réfléchir sur ce texte et attendons vos commentaires. Bien à vous, Gerboise.
1er Mai 1934
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire