lundi 7 septembre 2009

Les fromages: une tradition ancestrale, une histoire de réalités et de légendes [ deuxième partie , suite du vendredi 4 Septembre 2009 ].


Les provinces de France - La Savoie et le Dauphiné . (suite n°5 du 27 Janvier 2009) .
Cette gravure, comme les précédentes est extraite du merveilleux petit livre de Doré Ogrizek que nous conseillons toujours d'acquérir : Les Provinces de France, publié en Novembre 1953 par les Éditions Odé . L'ouvrage est préfacé par Georges Duhamel, de l'Académie Française . L'illustration ci-dessus [ peut-être agrandie par un clic gauche] est de Jacques Liozu et de Samivel . La gastronomie a été réalisée par Edouard de Pomiane .

" La Savoie est le point géographique où la France touche le ciel . Elle le reçoit avec les honneurs dus à son rang, avec sa cuisine, avec ses fromages, avec ses vins .

La Savoie est le paradis des fromages .

Chaque village a les siens, dont il est jaloux . D'aucuns dominent la situation : reblochon, vacherin, palendru, chevrotin, toutes les tommes avec ou sans fenouil ou marc de raisins .

Pour faire valoir ces petites merveilles, la Savoie produit des vins délicats, Roussette de Seyssel, Crépy et beaucoup d'autres sans nom .

La cuisine de ces montagnes est une série de réussites . Dans les torrents on pêche, à la main, trites et écrevisses . Les truites sont cuites au bleu . Quand aux écrevisses, on les fait cuire dans le vin blanc . Ensuite on en extrait les queues pour les noyer dans de la crème et du fromage fondu . Le tout est porté au four pour y être gratiné . On fait tout gratiner ( cuire en gratin: manière d'apprêter certains mets que l'on met au four après les avoir recouverts de chapelure, de fromage râpé ) dans cette région neigeuse où il y a un four dans chaque maison . Dans le même four, on fait cuire un biscuit devenu classique .

Et voici la Chartreuse et sa liqueur . Elle est la gloire du Dauphiné, de cette région admirable où dans chaque village on trouve une aubergiste qui sert des gratins de pomme de terre au lait, à la crème et à l'ail . Dans les hôtels, on goûte à ces merveilleux tournedos reposants sur une sauce blanche à la crème, tandis que les truffes toutes noires en masquent la surface . Et des fromages aussi : Sassenage, St-Marcellin, Picodon de Dieulefit ! "

Voici l'introduction de C. Thouvenot :" Le fromage et les hommes " du Traité des Éditions Lavoisier, présenté le vendredi 4 Septembre 2009 .


" Qui songerait, lorsqu'il fabrique, vend ou consomme du fromage, à toute l'épaisseur humaine, historique et géographique de ce produit né d'éléments naturels, simplement conjugués ( joints ensembles, la conjugaison de différentes causes) : l'animal, l'herbe et l'eau . Et pourtant... si on ignore où et quand, homme ou femme, on a commencé à traire des animaux et à fabriquer du fromage, on est certain que cet aliment a préoccupé très tôt les êtres humains .


On sait que dès le néolithique récent, 6000 ans avant J.C., l'homme polit la pierre, cultive certaines plantes, domestique des animaux et construit des cités sur le site desquelles on retrouve des vestiges de vases perforés en poterie crue ou en vannerie, qui servaient à égoutter le caillé (substance ayant l'apparence d'un gel, plus ou moins consistant, obtenue après coagulation du lait par voie lactique, présure ou mixte) .

- Des peintures rupestres (qui sont exécutées sur une paroi rocheuse) de la Préhistoire découvertes en France, en Espagne mais aussi au Sahara, fertile en son temps, représentent ce qui semble être le travail du lait et du fromage . Des fresques, des poteries perforées servant de moules, des inscriptions hiéroglyphiques (caractères, signes des plus anciennes écritures égyptiennes) , des récipients ayant contenu le produit, découverts souvent dans les tombes, prouvent que les Sumériens (peuple asiatique organisés en cités-États en Basse Mésopotamie, dont la principale appartenait à la première dynastie d'Ur , vers - 2700 ; puis vint la cité de Lagash, puis celle de Larsa . Leur empire s'étendit du Golfe Persique à la Méditerranée . Ils inventèrent l'écriture cunéiforme et développèrent l'irrigation, l'architecture, la sculpture,et les arts du métal) , les Egyptiens fabriquaient le fromage .

- Les Basques, race pré-indo-européenne, ont, dès 3000 avant Jésus-Christ, des mots désignant le fromage et le petit lait . Des Indo-Européens, tribus nomades, venues des steppes de l'Asie jusqu'à la vallée du fleuve Dniepr, envahissant les Balkans et l'Europe du Nord vers - 3000-2000 avant J.C., apportent avec eux leur savoir-faire fromager .

- A la période gréco-romaine, Homère, dans l'Odyssée, décrit, vers 850 avant J.C., le cyclope dans son antre :

~Il trait (traire) avec le plus grand soin ses brebis, ses chèvres bélantes ... Puis, laissant cailler la moitié de ce lait, il la (le !, le caillé ; à ce propos nous reparlerons des conséquences de cette imprécision néfaste vue dans certaines publicités !) dépose dans des corbeilles tressées avec soin et met l'autre moitié dans des vases pour se désaltérer et être son repas du soir ~ .

- Les Grecs considéraient le lait de vache comme malsain et n'utilisaient que celui de chèvre et de Brebis . Ils produisirent un riche assortiment de fromages frais et fermentés tant au pays même [ Macédoine, Thessalie, Péloponnèse] que dans les multiples colonies qui essaimaient tout autour du bassin méditerranéen [ Sicile, Crète, Bythinie, etc.] .
Le fromage est très utilisé seul ou en pâtisserie . Séché, il nourrit soldats et marins .

- Les écrivains romains Caton [ 234-149 avant J.C.], Varron [ 116-27 avant J.C.], Virgile [70-19 avant J.C.] et surtout Columelle, au premier siècle de l'ère chrétienne, renseignent sur l'existence, la fabrication et les modes de consommation des fromages que l'on vend sur les marchés de Rome . Le marché laitier de la ville [le velabrium] recèle d'innombrables variétés locales et importées : des fromages locaux, mous, frais ou durs, au lait de vache, de brebis ou de chèvre, en forme de briques, de meules à moulin, de miches ou de cônes tronqués, plus ou moins salés, épicés ou non, fabriqués en ville ou venus des grandes fermes comme celles dégagées à Pompéi, qui comportent toutes une caseale, une salle à fromage ; des fromages importés de toutes les contrées de l'Empire, d'Helvétie [ Suisse] , de la Gaule [ Lozère, Gévaudan, pays nîmois ou toulousain ], de Grèce [Péloponèse], du Moyen-Orient [Pont-Euxin] et même de Grande Bretagne .

A l'inverse, de grandes quantités de fromages du pays s'exportent vers les plus lointaines garnisons et permettent aux légionnaires (des légions romaines) de retrouver un peu des saveurs de chez eux .

Avec les fromages, les Romains répandent les techniques de leur affinage dans tout l'Empire, même chez les Barbares du Nord .

- De l'époque médiévale au XVIIIe siècle ce sont les monastères ( les abbayes bénédictines,dès le VIIe siècle) , presque seuls centres de la civilisation rurale après la chute de l'Empire romain et " la grande nuit " consécutive aux invasions des IVe et Ve siècles, qui donnent un nouvel essor à la fromagerie .

Pour l'Église, les fromages sont aussi précieux que l'or . Ils servent dans toute l'Europe, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle à payer la dîme ( ancien impôt sur les récoltes, prélevé par l'Église) . Beaucoup d'églises européennes ont été construites sur des " fondations de fromage " .

Les premières laiteries fromagères se développent surtout chez les moines Cisterciens ( l'Abbaye de Cîteaux, fondée en 1098 par Robert de Molesme en Côte-d'Or, à l'Est de Nuits-Saint-Georges, en Bourgogne) . Les moines de Saint-Bernard ne mangent pas de viande, privilégient les produits laitiers, élèvent un nombreux bétail et ont des excédents de lait . Grands voyageurs et bâtisseurs - les " granges " cisterciennes essaiment dans toute l'Europe - ils savent retrouver les techniques et en inventer de nouvelles . Ils se transmettent les connaissances, secrets et tours de main, de bouche à oreille, sans risque de voir s'éteindre la lignée comme dans les familles . Ainsi, les moines ornent-ils encore certains fromages actuels ...

Comme à l'époque romaine, le trafic européen des fromages redevient très actif surtout à partir du renouveau commercial et de la renaissance des villes, au XIIe etXIIIe siècles et aux siècles suivants .

Dès le IXe siècle, les Vikings, pillards mais aussi porteurs de civilisation, répandent la fabrication des fromages scandinaves dans les pays baltes, en Angleterre, en Normandie, dans la région de la Volga et de la mer Noire, même jusqu'à Byzance . Inversement, ils rapportent de Hollande le fromage de Leiden [ Leyde] encore fabriqué en Norvège [ le nökkel, qui porte d'ailleurs les clés de la ville de Leyde ] .

Les Hollandais sont très tôt exportateurs .Les Frisons vendent du fromage à la cour de Charlemagne dès l'an 800 . Aussi loin qu'on puisse remonter dans l'histoire des Pays-Bas, on retrouve des textes relatifs à la fabrication et à l'exportation de fromages . Dès le XIIIe siècle, mais plus encore aux siècles suivants, l'edam et le gouda sont envoyés par voie de terre et d'eau vers les Etats allemands . Les marchands de la Hanse, ligue des commerçants des grands ports du Nord [ Hambourg, Brême, Lubeck, etc.] ,se rendent aux marchés hebdomadaires d'Amsterdam, d'Edam ou de Gouda, tandis que ceux de Rotterdam et Dordrecht approvisionnent les provinces rhénanes via le Rhin . Le trafic est tout aussi intense avec les ports français, Rouen, La Rochelle et Bordeaux .

Les kaaswaag, maisons de pesage des fromages, sont particulièrement imposantes : celle du marché d'Alkmaar en témoigne encore aujourd'hui .

Les Suisses, producteurs déjà réputés à l'époque romaine, expédient leurs fromages [ dont l'emmental] vers Bâle, Strasbourg et les villes du Saint Empire romain germanique par le Rhin ; vers Lyon par le Rhône . L'ouverture du col du Saint Gothard au XIIIe siècle facilite la pénétration des marchés italiens et par là, grâce aux intermédiaires surtout vénitiens, les fromages suisses, de grande conservation, atteignent les marchés du Moyen-Orient où les Croisés européens sont installés et se battent depuis deux siècles .

Dès le XVe siècle se différencient les régions à bonne herbe et à bon bétail : polders conquis sur la mer en Hollande ou alpages de haute altitude en Suisse, et les régions plus isolées, situées loin des ports et des grandes routes . Celles-ci se bornent à produire des fromages de consommation locale et rapide tandis que celles-là se vouent aux fabrications plus soignées et de longue conservation . Les échanges de recettes et de méthodes de fabrication s'intensifient et des fabricants expérimentés, hollandais et suisses, se fixent au XVIIe et XVIIIe siècles surtout dans des contrées nouvelles en introduisant les variétés de leur pays . C'est l'ère des " copies " et des " imitations " qui commence .

Du XIXe siècle à nos jours, le fromage entre dans l'ère scientifique et technologique, objet du présent livre et pourtant il ne se " désincarne " pas, il reste " humain " . En voici quelques exemples au hasard de mes lectures et de mes recherches : Théophile Gautier, en 1863, trouve

" ce petit fromage de chèvre, jaspé et persillé de vert, excellent éperon à boire "

dans le Capitaine Fracasse .

Anatole France s'attarde en1878 dans le

Chat maigre aux sensualités du fromage de Brie étalé sur le pain tendre .

Fromage de Brie que, quelques siècles auparavant, le poète Saint-Amant chante déjà :

" O Dieu, quel manger précieux . Quel goût rare et délicieux " ..
.

Alain-Fournier dans sa Correspondance pense doucement au

" parfum du fromage de campagne à quatre heures " .

Jean Giono évoque dans Regain en 1930

" le fromage jauni entre les feuilles de noyer et parfumé aux petites herbes semblant un morceau de la colline même avec toutes ses fleurs " ...

Les industriels fromagers eux-mêmes, depuis que leurs étiquettes existent à la fin du XIXe siècle, ont toujours manié avec brio et art naïf tous les ingrédients évoquant les hommes et leurs terroirs fromagers, ceux qui y travaillent ou ceux qui y gravitent : les pré verts, les vaches plantureuses, les fermières bien enveloppés, les petits villages, les petits ruisseaux, les clochers, les moines rubiconds ( très rouges de peau sur le visage ) et tonsurés, les châteaux dans la verdure, les bourgeois gourmands, les soldats, les prolétaires ...

Qui dit que le fromage n'est qu'une simple composition biochimique et n'a pas ou n'a plus d'épaisseur humaine ? "


Seulement, que des personnes qui devraient réfléchir davantage, au lieu de répéter, d'imiter sans discernement des idées reçues, toutes faites .

Nous poursuivrons cette aventure dans un troisième volet par un essai de réponse à une question redoutable tant elle est complexe :

Qu'est-ce que le FROMAGE ?

Cordialement votre, bien à vous, Gerboise .

Aucun commentaire: