dimanche 26 octobre 2008

Les chevaux du lac Ladoga : La justice entre feu et glace. Introduction du livre d 'Alain Peyrefitte de l'Académie Française,publié en 1981,chez Plon


Il y a presque une trentaine d'années maintenant que l'auteur, membre de l'Académie Française et Garde des Sceaux , publia cet ouvrage d'une richesse extraordinaire sur un sujet passionnant qui aujourd'hui est encore d'actualité . Nous vous conseillons de prendre connaissance de ce texte clair, précis, vivant, complet, amical, compréhensif et équilibré . Ce livre fait partie pour longtemps encore du bagage minimal de celui qui éprouvera la curiosité de découvrir ce monde judiciaire en pleine effervescence en ce moment . L'auteur du livre publié en 1973 :" Quand la Chine s"éveillera... le monde tremblera" , et en 1976, du "Mal Français", nous apporte de nouveau ici un témoignage capital exprimé avec le talent d'une expression simple et limpide des choses graves .

Nous allons vous présenter maintenant l'Introduction de son livre concernant ses réflexions sur le monde de la Justice, ainsi que les dernières pensées de la Conclusion de son ouvrage , deux parties essentielles qui méritent toute votre attention .

Introduction d'Alain Peyrefitte : CHEVAUX DE FEUX, CHEVAUX DE GLACE

(L'image, la métaphore)

" Si, au détour du Kaputt de Malaparte, ("Kaputt" livre publié en 1944 et en livre de poche en 1972, de Curzio Malaparte , écrivain et journaliste Italien, est le récit de l'expérience vécue pendant la guerre de Mai 1941 à Août 1943 .Ce livre raconte avec un humour féroce son expérience de correspondant de guerre à l'Est . Il constitue un témoignage cruel et réaliste de cette période .Traduction française en 1946, 1ère partie, chap. 3, p. 67-68 ) vous avez rencontré les chevaux du lac Lagoda, leur image a dû vous hanter .
A l'entrée du terrible hiver de 1942, par un froid de loup, des soldats finlandais, dans l'isthme de Carélie, mirent le feu à la forêt de Raikkola, où s'était concentrée l'artillerie soviétique --hommes, bêtes et canons . Réveillés en sursaut, entourés de clameurs, pris de panique, un millier de chevaux, derrière leur chef de file, coururent se jeter dans le lac Ladoga pour échapper à la fournaise . Ils essayèrent de nager vers l'autre rive, la tête tendue hors de l'eau, farouchement cabrés, grelottant de froid et de peur . Soudain, avec le bruit sec d'une vitre qu'on brise, l'eau qui les protégeait gela, les saisit, les emprisonna .

Sur les rives du lac Ladoga

A l'aube, à travers la forêt calcinée, les Finlandais découvrirent, émergeant d'une plaque d'albâtre (variété de gypse blanche, roche constituée de sulfate de calcium hydraté formé de microcristaux réfléchissant fortement la lumière comme ceux du carbonate de calcium  très finement cristallisé, de la craie ; d'où un aspect blanchâtre semblable pour la glace brutalement cristallisée, également en microcristaux .) qui s'étendait à perte de vue, des centaines et des centaines de têtes de chevaux . Le givre les avait recouvertes d'un manteau de blanc bleuté . Dans les yeux dilatés, la terreur brillait encore comme une flamme . Tout le long de l'hiver, elles demeurèrent ainsi, "ces têtes mortes à la crinière glaciale, dures comme du bois, les lèvres contractées par un hennissement désespéré " .
Cette vision digne de Jérôme Bosch, (écrivain et peintre , environ 1450-1516, entre le ciel et l'enfer, jardin des délices terrestres vers 1504), chacun peut, comme à tout tableau, lui donner une signification personnelle . Pour Malaparte, ces chevaux sont le symbole de la vieille Europe chrétienne et paysanne --désemparée et suicidaire .
Peut-être verrez-vous en eux le symbole d'un mal plus permanent, qui guette tout homme et toute société : le saut d'un excès dans un autre, le manichéisme (conception du bien et du mal comme deux forces opposées) , le renversement dialectique, le vestige du tout ou rien, du blanc et du noir .
Ces chevaux qui, par crainte du mur de flammes, s'enferment à jamais dans un mur de glace, ils auraient pu, entre l'enfer du brasier et l'enfer de la banquise, se frayer une troisième voie, s'élancer à la file le long de la rive, en galopant sur la grève là où l'incendie ne menaçait pas, en trempant les sabots dans le lac si les flammes s'avançaient . Ils auraient évité à la fois d'être brûlés vifs et d'être pétrifiés . Mais le réflexe d'un être apeuré ou fougueux, surtout en groupe, le pousse à bondir d'un extrême à l'autre . C'est en voulant se soustraire à la mort par le feu que les chevaux russes ont trouvé la mort par le gel .

La surfusion

Mais pourquoi la glace a-t-elle pris (en masse) ? A première vue, un millier de chevaux brûlants qui se précipitent dans un lac sur le point de geler devraient réchauffer l'eau, donc retarder le moment où elle se changera en glace . Malaparte fait intervenir d'autorité, juste à ce moment-là , une bise fortuite (nous avons ici un bel exemple d'ambiguïté , d'erreur, dans lequel toutes les possibilités physiques n'ont pas été envisagées, comme dans le phénomène de réchauffement climatique , catalogué, lié à l'activité humaine, en négligeant les conséquences des activités se produisant à la surface de l'astre solaire !) . A l'instant précis où le troupeau trouve refuge dans les flots, le vent du nord s'élève "comme un Ange, en criant, et la terre meurt brusquement . La mer, les lacs, les fleuves gèlent brusquement . Même l'eau de mer s'arrête au milieu de l'air, devient une vague de glace courbée et suspendue dans le vide [Malaparte]" .
Malaparte n'aurait pas eu à faire appel au merveilleux, s'il avait connu le phénomène physique désigné sous le nom de surfusion . La thermodynamique ( science qui traite de l'équivalence entre la chaleur et le travail mécanique, ainsi que des changements d'état) enseigne qu'une eau très pure, comme celle des lacs glaciaires, ne gèle pas à 0°C : elle se maintient à l'état liquide jusqu'à dix ou vingt degrés au-dessous de zéro . Mais l'immersion soudaine de corps étrangers déclenche la cristallisation de l'ensemble . L'équilibre thermique bascule (change de forme brutalement, quitte sa position d'équilibre) en quelques secondes . De proche en proche, toutes les molécules d'eau se transforment (s'associent, s'organisent dans l'espace tridimentionnel, dans un arrangement de symétrie hexagonale) en cristaux de glace . Ce sont les chevaux qui provoquèrent eux-mêmes le gel du lac .
Cet équilibre précaire d'une eau en surfusion évoque la fragilité invisible de la société complexe dans laquelle nous baignons . Suffisent à le rompre un mouvement de masse, une colère collective, une panique, la décision inconsidérée d'un chef . Comme le froid se transforme en prison de glace et la douce chaleur d'un bivouac en fournaise, l'immobilisme se change en convulsions et les convulsions en immobilité, la mutation en émeute puis l'émeute en révolution, l'énergie en violence déchaînée, le recours en désastre, la vie en mort .
Bien des frondes et des guerres civiles, bien des révolutions, grandes et petites, de la France de Louis XIV à mai 1968, de la guerre d'Espagne à l'Iran du shah, s'expliquent ainsi, avec ce qu'elles ont d'inattendu et d'inéluctable . En apparence, la société est stable . En réalité, elle est tout près de basculer, mais ne le sait pas encore .

Esprit de contradiction et esprit de transaction

Le feu ou la glace : comme nous aimons, nous autres Français, ce jeu dangereux ! Comme nous aimons aller aux extrêmes et, devant un obstacle ou sur un coup de tête, prendre la direction exactement opposée à celle que nous suivions ! Rien de plus difficile pour nous que de trouver une issue raisonnable entre d'inacceptables dangers ; une solution qui compose des tendances contraires, et à laquelle puissent se rallier deux blocs antagonistes . Nous avons en nous l'esprit de contradiction, et sommes réfractaires à l'esprit de transaction .
Quel rôle cet attrait pour les excès laisse-t-il à la justice ?
N'est-elle pas, comme la berge entre le feu et la glace, la recherche de l'équilibre, le souci de reconnaître à chacun son droit, de protéger tantôt l'espace personnel contre la pression collective, tantôt la communauté sociale contre l'individu qui ne veut entendre que son bon plaisir ?

La justice régulatrice

L'instinct de conservation ou le bon sens (l'esprit critique) devrait faire trouver l'équilibre . Mais l'affolement, l'irréflexion, le parti pris, la précipitation, la contagion dérèglent l'instinct et font perdre le bon sens . Il faut, coûte que coûte, garder sa sérénité . Ensuite, chercher la solution du bon sens, dans les limites de la loi .
Apologie du juste milieu ? Encore faudrait-il que le milieu soit juste . Il ne suffit pas de se tenir à égale distance de deux excès, pour être sûr de marcher dans la bonne voie . Les décisions du juge ne peuvent trouver l'équilibre dans une moyenne ; mais dans le respect de la loi ; et, quand la loi se tait, dans le respect de l'homme .
Chez nous, la justice n'a point tâche facile . Pourtant elle est le régulateur essentiel, qui doit prévenir la surfusion (état d'un corps qui reste liquide au-dessous de sa température de fusion ; ici, il s'agit d'une situation humaine, qui dans les conditions du milieu, est instable ; elle perdure alors qu'elle devrait rompre l'état dans laquelle elle se trouve ) propice à de catastrophiques cristallisations . L'indépendance de son pouvoir lui donne la capacité d'enjoindre et de condamner . Il fonde sa fonction équilibrante .

" Répétition d'orchestre "

La justice n'a de compte à rendre qu'à elle-même ( est-ce sain : juste, droit, bien équilibré, considéré comme bon et normal ?) . Mais personne qui n'ait de compte à lui rendre ; personne qui soit à l'écart de son action ou à l'abri de son contrôle .
Elle assure la paix publique, quand elle connaît des conflits qui opposent les individus - traduisant souvent un mauvais fonctionnement social ; quand elle reconnaît " le bon droit " et rend ainsi confiance en la légitimité de l'organisation sociale .
Elle assure la paix publique, quand elle substitue le châtiment légal à la vengeance privée . L'intervention judiciaire, par son caractère impartial (comme dans toute activité humaine, des aléas , événements imprévisibles ou liés à la nature des individus , peuvent survenir parfois...!) en même temps qu'imposant (qui contraint au respect,qui suscite à avoir des égards, décourage toute familiarité et enfin qui impressionne ) , met un terme à l'enchaînement des violences individuelles, au lieu de n'en être qu'un épisode . Elle interrompt le cercle vicieux des représailles ; elle met fin au trouble social provoqué par le crime .
Elle assure encore la paix publique quand, par l'effet de ses décisions, elle sauvegarde les libertés individuelles . Dans son film
Répétition d'orchestre , Fellini montre comment la partition est à la musique ce que la loi est à la vie sociale . Or , sans orchestre, la partition reste lettre morte, comme la loi sans les tribunaux .

La justice n'a, au fond, qu'un but : assurer la liberté, en lui fixant des frontières (des limites plus ou moins aléatoires, incertaines, subtiles ...parfois !) .

Certes, en un sens, la justice est plutôt le baromètre (un bras séculier, temporel ; une structure qui agit, qui travaille ; un moyen, un instrument, de ce qui est sensible à certaines variations et permet de les apprécier) que le régulateur d'une société dont elle exprime les tensions, trahit les carences (les situations qui se dérobent devant leurs obligations) et reflète les perversions (déviations des tendances, des instincts) . Les problèmes de la justice s'absorbent dans le problème social . Elle mesure moins l'équilibre que les déséquilibres de la société . Et de fait, depuis la fin de l'ancien régime (les temps antérieurs à la Révolution Française) , nous savons qu'une crise de société sécrète (élabore, produit, induit un quelque chose ! soit, qui est rejeté au dehors , soit déversé ailleurs) une crise judiciaire . Comme le cavalier de l' Apocalypse (écrit prophétique sur la fin du monde, ici, dans le dernier livre du Nouveau Testament, il contient des visions prophétiques : quatre cavaliers...) , la justice est l'annonciatrice des grands bouleversements .
Pour certains, tout équilibre provoquerait un blocage (une immobilisation, un obstacle, un arrêt) . Le déséquilibre - celui qu'assure la lutte des classes - serait le moteur de l'histoire . Mais si la justice se réduisait à cela - l'appareil juridique des forces dominantes et l'enjeu des forces qui les contestent - il faudrait l'appeler d'un autre nom .

A ce cynisme (qui exprime avec réalisme des sentiments, des opinions qui choquent le sentiment moral ), que peut-on opposer, sinon l'espérance de ceux qui veulent croire en la justice, et l'effort de ceux qui cherchent des raisons d'y croire ?

L'équilibre de la balance

Symbolisé par la balance, la justice, depuis les hiéroglyphes ( qu'il s'agisse de pierre, d'argile, de papyrus ou de bambou, le support de l'écriture n'est pas neutre ; il conditionne donc certaines formes d'écritures) égyptiens et depuis Hésiode (poète grec ~ -750 , nous a légué un témoignage précieux sur la pensée grecque à son origine) , est équilibre .
Seulement, les juges sont eux-mêmes sujets à tous les déséquilibres : ils ne sont pas des dieux juchés au-dessus de la société . Ils vivent avec elle, et c'est d'abord en eux-mêmes qu'ils doivent incarner et réaliser la volonté d'équilibre .
La loi, quand elle est obscure ou muette, est éclairée par la jurisprudence 
(la chose jugée); laquelle en fixe le sens et l'usage ; unifiée, elle-même, par la cour de cassation (annulation [d'une décision] par une structure compétente, spécialement par la Cour de Cassation, juridiction suprême de l'ordre judiciaire) .
On mesure mieux aujourd'hui l'importance que revêtent les décisions de justice . Elles touchent au plus profond la vie concrète . C'est le savoir du juge, son expérience, son sens de l'humain et les nécessités sociales, sa pondération
(son calme, son équilibre et sa mesure dans ses jugements en vue d'en modérer, d'en modifier l'influence sur les résultats) - c'est sa sagesse (son propre esprit critique, son état d'esprit , sa présence d'esprit également qui...!) , en un mot, qui lui permet d'étudier les affaires selon une juste priorité ; de prononcer la juste sentence ; bref, de trouver l'équilibre .
Soumis au pouvoir exécutif, les juges réduiraient la justice à un bras séculier et elle se confondrait avec la police ; ils perdraient tout crédit ; Ils feraient succomber les dirigeants à la tentation du totalitarisme - lequel étreint (oppresse, accable, écrase) les quatre cinquièmes de l'humanité . Dressés contre le pouvoir exécutif, penchant systématiquement vers ceux qui le combattent, ils transformeraient la séparation des pouvoirs en conflit des pouvoirs ; ils plongeraient dans une crise majeure une société à laquelle ils ont pour charge d'assurer la paix, et dont ils doivent sceller l'unité, en
" faisant le départ du juste et de l'injuste " , selon Aristote .

Hostiles aux patrons honnêtes

Favorables aux puissants, ils trahiraient autant leur vocation (inclination, penchant, attirance pour une profession, pour une branche de l'activité humaine, ressentir un invincible attrait pour rendre la justice, en particulier ) que le clergé de l'ancien régime finissant .

Hostiles aux patrons honnêtes, parce que patrons - à la façon de ces prêtres qui repoussent leurs plus fidèles paroissiens parce qu'ils sont bourgeois - ils ébranleraient l'état de droit jusqu'à ses fondements . Et davantage encore, s'ils se faisaient complices des délinquants de condition modeste, parce que modestes .

Sensibles à l'opinion, ils prononceraient leurs sentences sous la pression de la rue . Dédaigneux de la volonté collective, ils oublieraient que la justice est rendue au nom du peuple français .

Trop lente, la justice porterait préjudice au justiciable sans fortune, qui attend désespérément de voir reconnaître ses droits ; elle encourageait le plaideur abusif à multiplier les manoeuvres dilatoires ( qui procure, qui tend à procurer un délai, à retarder par ces délais à prolonger une procédure, à différer une décision, qui vise à gagner du temps) ; à force de retard dans les peines qu'elle inflige, elle cesse d'être exemplaire et n'est même plus comprise .

Expéditive , elle ne laisserait pas le temps, dans le procès civil, au défendeur - dans le procès pénal, à l'inculpé - d'organiser sa défense ; elle se priverait du témoignage ou de l'expertise qui aurait pu apporter des lumières décisives ; elle risquerait d'annuler son efficacité apparente par la pire des inefficacités, celle de l'erreur .

Trop sévère, elle rendrait le condamné enragé, le découragerait de s'amender, l'inciterait à la récidive dès qu'il en recouvrerait les moyens, provoquerait les moyens, provoquerait la révolte de ses proches, heurterait chez ses compatriotes le sens de la dignité humaine . 

Trop indulgente , elle confinerait à l'impunité, encouragerait des émules, scandaliserait les honnêtes gens, effacerait le trait qui sépare le permis du défendu, le bien du mal .
De tant de dangers contradictoire, les juges ne s'abritent que par la mesure, et par le respect scrupuleux de la loi et des principes généraux du droit . Concilier la fermeté et l'humanité dans le règlement des affaires humaines, c'est le miracle que le magistrat doit renouveler tous les jours .
La mesure n'est pas l'ordre rigide . Mais un manque de mesure ne peut qu'encourager dans leur révolte ceux de nos contemporains qui refusent la notion d'ordre, qualifiée d'arbitraire . " Rien de trop " , affirme le proverbe de Solon ( législateur et poète athénien , ~ - 640 - ~- 558 ); et, en tête des Apophtegmes ( paroles mémorables ayant une valeur de maxime) des Sept Sages , Cléobule de Lindos ( personnage à demi légendaire, ~- 600, il aurait été tyran de Lindos en l'île de Rhodes ) inscrivait, comme l'adage suprême : " La mesure est la plus grande merveille du monde . " 

Antigone et Créon

Le drame de la justice, c'est, éternellement, celui d'Antigone (fille d'Oedipe et de Jocaste ; méprisant les ordres du roi Créon, elle rendit les honneurs funéraires à son frère Polynice, tué devant Thèbes . Tragédie de Sophocle , poète tragique grec , ~- 442, l'une des expressions les plus hautes de la conscience individuelle en révolte contre les lois humaines ) et de Créon . Si l'opposition de la fille d'Oedipe et du frère de Jocaste symbolise depuis vingt-cinq siècles la tension qui traverse de part en part la société, c'est que cette opposition est au coeur de la justice elle-même ; 
La justice est sensible à Antigone, parangon ( modèle , des parangons de vertu ) de la défense : passion de liberté, haine de l'injustice, générosité, revendication exaltée de droits imprescriptibles .
Mais la justice est sensible aussi à Créon (roi légendaire de Thèbes, régnant après l'exil d'Oedipe, il fit enterrer vive Antigone) , archétype (original qui sert de modèle) de l'accusation : certitude que la société doit exiger le respect des règles communes, et que l'ordre est le premier fondement et le dernier rempart du droit ; conscience claire du péril de dissolution sociale que recèle toute mise en cause unilatérale de la loi ; devoir de rigueur ; courage de punir . Créon rappelle que la justice n'est pas seulement la balance : elle est aussi le glaive (cette épée, comme symbole du châtiment) .
La justice doit se garder de la brûlante passion d'Antigone, et ne pas s'en remettre à la glaciale raison d'Etat qui anime Créon .
Elle écoute les deux . Elle n'est pas la simple synthèse de ce qu'elle a entendu . Elle se décide en son âme et conscience ; et dans le cadre de la loi .

Le seul ministère qui porte le nom d'une vertu

Que tant d'exigences antagonistes se retrouvent dans le même mot explique qu'il recouvre tant de sens divers .
La justice est une vertu individuelle - " un homme juste " - ou collective - " la justice sociale " . Elle se confond avec l'équité - " c'est la justice " . Elle est la décision judiciaire  - " la justice est rendue " ; et même la peine, voire le supplice : " justice est faite " . Mais elle est également un pouvoir, celui qui est chargé de faire droit à chacun : " la justice tranchera " ; une organisation sociale - l'ensemble des cours et tribunaux : " la justice est saisie " ; une administration -  " le ministère de la justice " ; les différents secteurs auxquels s'applique cette organisation - " la justice pénale, civile, commerciale, administrative ... " 

Tous ces sens se mêlent et se confondent plus ou moins . 
Comme le parler des tribus primitives, où le mot désigne des réalités multiples, justice est un vocable plusieurs fois ambigu . Le vocabulaire souligne un fait de société : il ne dénoue pas la complexité, mais la renforce .
Justice ? le seul ministère qui porte le nom d'une vertu .  La justice est une exigence ; la justice est une institution .  L'exigence ne peut jamais se satisfaire entièrement de l'institution . L'institution ne peut vivre si elle n'est animée par l'exigence - une exigence ressentie par le corps social tout entier . Mais sans l'institution, l'exigence se transforme en désordre et en arbitraire . La justice est donc un équilibre . Non pas au sens politicien du terme - concession aux deux extrêmes et refus de tout engagement . , Un compromis qu'il faut vivreet faire vivre
Aussi bien n'est-il pas donné une fois pour toutes . Il doit sans cesse être réajusté .
La justice  ne peut équilibrer la société que si elle trouve elle-même son équilibre . En cherchant à le garder ? Dans une société qui change vite, ce serait sans doute le moyen le plus sûr  de le perdre .
Car les exigences sociales, comme les exigences individuelles, se transforment . La justice est un compromis dynamique, le foyer mobile d'une société en quête perpétuelle de sa plus pleine liberté .

L'ignorance partagée

Mars 1976 m'a  amené à me plonger dans la réflexion sur la violence, en vue de proposer, pour la justice pénale, un diagnostic et une thérapeutique [Comme président du comité d'études sur la violence, la criminalité et la délinquence, mars 1976-juillet 1977] . Mars 1977 m'a apporté, au-delà de la justice pénale, la charge de notre système judiciaire .
Cinq ans au coeur, quatre ans à la tête d'un problème qui m'était resté jusqu'alors étranger .
 Fallait-il me récuser ? J'ai fini [ une première fois, après les élections législatives de mars 1973, Georges Pompidou et Pierre Messmer m'avaient proposé le ministère de la justice . J'avais cru devoir décliner cette offre, pour inaptitude .]  par passer outre à ce doute .
Mon ignorance [ avoir  "fait mon droit " trente ans plus tôt, et l'avoir largement oublié, n'autorise nullement à s'intituler juriste, mais tout au plus confère une aptitude au recyclage.], il me sembla que je la partageais avec la majorité des Français - tous ceux qui ne vivent pas dans l' " univers judiciaire ", ou qu'un procès n'y a pas jetés . Devrait-on, sous ce prétexte, éviter toute responsabilité à l'égard de la justice ? Ne fallait-il pas plutôt, en pensant aux Français, travailler à rétablir une communication interrompue ?
Ce petit paradoxe personnel n'était en somme qu'un cas particulier du grand paradoxe de la justice : fonction essentielle de la société, elle paraît vivre en marge de la société . Est-ce une situation supportable, à la longue ?

Ecrire sur la justice

Non content d'être entré à la chancellerie sans brevet de compétence - voici qu'à présent j'écris un livre sur la justice . 
J'entends les objections . Le gouvernement dispose d'un moyen d'expression naturel, le Journal officiel : par lois, décrets et arrêtés, il y parle le langage de la décision . En attend-on un autre que lui ? Un ministre a-t-il droit à la gratuité des analyses ? Peut-il dénoncer un mal si, du même souffle, il ne propose le remède et ne le met en oeuvre ?
Qui plus est, un garde des sceaux peut-il parler concrètement d'un procès sans risquer de se poser en juge des juges ? Le titre de Grand juge qu'on lui donnait au temps de Napoléon ne s'applique plus à lui . Il ne rend pas la justice . Il doit se contenter de l'administrer [et, si possible, d'en assurer le bon fonctionnement, c'est déjà beaucoup ; et cela réclame quelque prudence]  .
Cela devrait-il l'empêcher de rendre justice à la justice ? 
Gouverner, c'est aussi convaincre . Nous avons cessé de vivre dans une société d'obéissance . Quel ministre, aujourd'hui, pourrait se dispenser d'exercer le ministère de la parole ?

La parole a aussi ses pièges . La  " société de spectacle " privilégie le discours fragmentaire, brutal, sensationnel : devons-nous lui laisser le champ libre ? De quelques colonnes dans un journal, de quelques minutes à l'antenne, d'une heure à la tribune d'une assemblée ou d'un congrès, que reste-t-il ? Dans les mémoires attentives, un souvenir confus . Dans les autres, rien . Ou pire : le contraire de ce qu'on a voulu dire .

Cet éparpillement ne permet pas de rendre compte du fond et des nuances d'une réflexion ; de tracer un chemin dans le brouillard des impressions et des préjugés ; bref, de faire en sorte que le discours du ministre soit aussi parole d'homme ; et de communiquer au lecteur une vision globale, alors que l'information lui rend un miroir brisé .
Ainsi, écrire ce livre ne m'a pas éloigné de l'action, mais l'a préparée et prolongée . Après quatre années d'une gestion qui a pu paraître au jour le jour circonstancielle et décousue, il m'a paru souhaitable de dérouler le fil d'Ariane qui m'a guidé .

Des malheurs indicibles

Le garde des sceaux est confronté chaque jour à toutes sortes de drames . Pas un matin où il ne reçoive plusieurs lettres déchirantes, qui le prennent à témoin d'injustices ; au moins apparentes . Il fait procéder à des enquêtes, à des vérifications . Il s'entretient avec des plaignants, avec des détenus . Il observe des malheurs indicibles (qu'on ne peut dire, exprimer) . Ses travaux et ses jours le ramènent sans cesse aux questions que se posent l'égalité devant la loi, les droits de l'individu et ceux de la collectivité, la clémence ou la rigueur, le crime et le châtiment . Pour lui, ces abstractions prennent vie .

Cette expérience, je n'ai pas voulu la laisser se perdre . Mais si j'évoque des cas concrets, des situations réelles, je me suis bien gardé de juger les jugements, et a fortiori (à plus forte raison) les juges .
Je  n'y ai pas grand mérite . Quand on a vécu auprès d'eux ; quand, à propos de tant d'affaires, on s'est demandé ce que l'on aurait décidé à leur place - on est très peu tenté de commenter avec le ton léger de l'irresponsabilité des décisions si difficiles à prendre, et souvent si lourdes à porter .

Savoir et pouvoir

Par décence de citoyen, par devoir de ministre, je ne reviens donc pas sur la  " chose jugée " : mais la " chose " et son jugement forment un tout, exemplaire de la façon dont fonctionne notre société . Ils sont offerts à une libre réflexion .

Une longue tradition intellectuelle, où s'est  illustré Alain (Emile Chartier, philosophe et essayiste français, 1868-1951, faisant paraître ses célèbres  Propos, dans la Dépêche de Rouen ... ),  laisse croire que le pouvoir rend fou, ou, en tout cas, qu'il aveugle ; que la connaissance, pour progresser, exige d'être hors d'atteinte de l'autorité ; qu'il faut renoncer au  pouvoir si l'on veut  savoir .

L'expérience enseigne, au contraire, que pouvoir et savoir se nourissent l'un de l'autre ; qu'un savoir exact et rigoureux est indispensable à l'exercice du pouvoir ; et que la pratique du pouvoir étend et précise le champ du savoir . Quiconque a fait cette expérience pourrait dire après  Rimbaud : " Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir ." "

Voici une partie de la conclusion dAlain Peyrefitte :

Intitulée : De quelques principes ; le dernier paragraphe :" Entre le mur de feu et le mur de glace " nous permet de réfléchir sur les thèmes présentés par l'auteur tout au long de son ouvrage .

" Le coeur de la société : est-ce autre chose, dira -t-on, qu'une image de creuse rhétorique ? Ne le croyons pas .
La société a un coeur comme chacun de nous : il peut haïr l'homme, mais il peut [que les esprits forts me pardonne ! ] l'aimer .
Le choix ne dépend que de nous - mais de nous tous ensemble . le ministère de la justice est le seul qui ait pris son nom d'une vertu ? N'est-ce pas une façon de nous montrer que cette fonction de l'Etat n'est rien, ne peut rien, si elle prend pas racine en nous ?
Parler du droit, principe de liberté des personnes ; de l'ordre, principe de l'exigence collective - c'est nécessaire . Mais est-ce suffisant ? Dans les principes à retrouver, il ne faudrait pas oublier ce que les chrétiens appellent la charité, ce que les philosophes appellent l'humanité ce que la Révolution appela la fraternité . Sans elle, la justice serait-elle tout à fait la justice ?
La justice doit veiller à rester ouverte à cette dimension . Et sans doute le meilleur moyen pour cela est de s'ouvrir tout court . Elle n'est pas une fonction réservée . Elle est l'affaire de tous . Le service public de la justice n'a pas le monopole de la vertu de justice . Que d'autres que des professionnels puissent y participer, c'est l'assurance qu'il ne connaîtra pas l'enfermement : dans une corporation, dans des textes - l'enfermement de l'esprit, mais aussi du coeur .
Des jurés aux visiteurs de prison, des prud'hommes aux conciliateurs, la justice fait déjà appel à la vertu désintéressée des citoyens, des hommes . Elle ne pourra que gagner à multiplier ces concours, à faire appel au bénévolat . Tout ce qui est professionnalisme, corporatisme, fonctionnarisme se ligue pour le repousser . Signe que la voie est bonne .
La société attentive et chaleureuse que nous voulons, naîtra-t-elle seulement des vocations salariées, des dévouements programmés ? Sera-t-elle réglée au thermostat ? Au plus profond de nous, nous savons bien que non . 
On parle de notre " société froide " . Et certes, il faut la réchauffer . C'est l'ordre du coeur . Mais il faut aussi l'empêcher de se perdre dans le mur de glace ou le mur de feu . C'est l'ordre de la raison . Car la société, à vrai dire, est rarement froide - de cette froideur qu'on prête aux machines . Elle peut connaître l'anarchie d'un incendie qui vous harcèle et vous affole . Elle peut aussi geler brusquement, prison de glace dure qui vous saisit et vous pétrifie .

La justice doit veiller à l'équilibre de la société ? Cela n'ira pas sans échanges . Il faut qu'elle reçoive de la société autant qu'elle lui donne ; Ce qu'elle doit en recevoir, et ce quelle doit lui rendre, c'est un peu de confiance ."


De nos jours, où la justice " fait parler d'elle " ! , où  il ne se passe pas une seul instant sans que les médias , les politiques et les membres de la magistrature eux-mêmes , nous interpellent à son sujet, Gerboise vous propose de prendre connaissance du livre d'Alain Peyrefitte . C'est une réflexion intime, perspicace qui envisage pratiquement, humainement,  tous les domaines qui s'y rapportent et qui vous permettra de pénétrer au plus profond, au coeur même des problèmes qui nous touchent , qui nous vont droit au coeur ! d'une façon ou d'une autre , nous les citoyens de notre douce France, pays d'une liberté que nous n'apprécions pas toujours à sa juste valeur .

Bien à vous , Gerboise .







8 commentaires:

Anonyme a dit…

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Anonyme a dit…

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І do havе some quеstions
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