vendredi 22 août 2008
Opter ou choisir [*] : Ou comment faire aborder [**] l'ensemble des Essais de Jacques ATTALI par de futurs lecteurs de cet auteur, par Gerboise [ §]?
Cette gravure est extraite du merveilleux ouvrage, plein d'humour, recommandé le 26 Juillet 2008 dans notre blog :
LE GRAND LIVRE DES PETITS MÉTIERS de Robert Lépine, peintre et illustrateur ; Texte de Françoise Moine, journaliste-écrivain, ; RTL Éditions Luxembourg, 1984 . (Vous pouvez agrandir la gravure par un clic gauche et ensuite revenir vers le texte en reculant d'une page )
[§] - ceux n'ayant pas découvert cette œuvre avant ce billet , et donc ne faisant pas partie des lecteurs assidus depuis le début de cette épopée en 1973 : avec le premier livre de l'auteur , "Analyse économique de la vie politique", édité aux PUF ; ou ceux qui ont commencé par la lecture du dernier : "Une brève histoire de l'avenir" publié aux Éditions Fayard en Mai 2007 à Paris .
Lecteurs, les circonstances souvent liées au hasard (!), dit-on , mais ici réelles , m'ont fait découvrir d'abord un ouvrage : "Une brève histoire de l'avenir", qui a suscité, éveillé ma réflexion, puis ma curiosité, et ensuite m'a incité à"dénicher" tout l'ensemble des ouvrages publiés par Jacques Attali , Conseiller d'État, Ancien élève de l'École polytechnique[ major de la promotion 1963] . Ingénieur au corps des mines . Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris . Docteur d'État en économie .
Le premier livre dont j'ai pris connaissance, le dernier d'une très longue série, où l'auteur réalise une sorte de synthèse dont nous reparlerons plus tard, est très difficile à présenter car il fait appel à tout l'ensemble des concepts des œuvres précédentes .
J'ai préféré commencer par "aborder" cette riche succession de thèmes publiés à partir de 1973, par celui qui présente un aspect de la Médecine, inédit ( sans précédent) à ma connaissance : Les relations des Humains avec le Mal !
La richesse de tous les sujets innombrables de la création de cet auteur est telle que l'on peut choisir et commencer n'importe où : on se retrouvera partout dans un contexte très riche de concepts efficients et passionnants .
J'ai donc choisi d'aborder la médecine, science dont la nature profonde a été depuis des temps immémoriaux, à l'origine de l'évolution religieuse, intellectuelle, sociale et politique de ces "Êtres" qui se sont différenciés des autres primates et du règne animal .
[*] Opter : faire un choix entre deux ou plusieurs choses inconciliables qu'on ne peut obtenir ou réaliser (exécuter) à la fois . On opte en se déterminant pour une chose, parce qu'on ne peut les avoir toutes . On choisit en comparant les choses, parce qu'on veut avoir la meilleure . Nous n'optons que pour nous, mais nous choisissons quelquefois pour les autres .
J'ai opté de commencer à "me plonger !" dans le livre : La parole et l'outil, Éditions PUF, 1976 ; mais je dois choisir pour les lecteurs du blog Gerboise un premier livre à analyser .
Choisir [préférer] concerne la liberté, c'est se prononcer en faveur d'une personne ou d'une chose plutôt qu'une autre . Ce choix qui est très difficile, parfois, et très redoutable lorsqu'on réfléchit à toutes les conséquences qui peuvent se produire, survenir .
[**] faire aborder : commencer à agir dans une action , à s'occuper d'une chose, ou d'un thème que l'on ne connaît pas, ou avec lequel on n'est pas familier ; en venir à ..., pour en parler, y réfléchir, mais également approfondir les concepts présentés . Ici, aborder l'œuvre de Jacques Attali, en venir à l'ouvrage qui va permettre de mettre en valeur, dès ce premier billet du blog l'ensemble de la présentation de ses idées , de faire comprendre comment il en arrive à une cohérence constructive de ses conceptions sur l'évolution de l'Humanité .
Présentation du livre : L'ordre cannibale, Vie et mort de la médecine , de Jacques Attali ,1979, par les Éditions Grasset & Fasquelle, au verso de l'ouvrage .
"Et si la maladie et la santé venaient à perdre leur sens ? Et si la vie et la mort devenaient indiscernables ? Et si l'homme vendait son corps pour en consommer la copie par morceaux ?
Telles sont les premières interrogations auxquelles répond Jacques Attali dans cette " économie politique du mal " réalisée au terme de plusieurs années de réflexion et d'enquête, notamment aux U.S.A., au Japon et partout en Europe .
Dès lors que la vie devient de plus en plus un bien économique, l'hôpital se vide, l'exercice de la médecine est en passe de céder le pas devant l'utilisation des prothèses . Encore ne faut-il pas se borner à annoncer ces évolutions, mais se demander : comment en est-on arrivé là, depuis que les hommes tentent de dénoncer le mal, de le conjurer et de le séparer ?
Jacques Attali s'appuie sur une vaste synthèse historique montrant, dans leurs dimensions mondiales, les principaux tournants de l'histoire de la médecine, de l'hôpital, des épidémies, de la charité, de l'assurance, de l'électronique et de la génétique, jalonnée par les hégémonies successives du prêtre, du policier puis du médecin dont le règne aujourd'hui touche à sa fin .
Au terme de cette double enquête-réflexion - sur le terrain où s'esquisse l'avenir, dans le passé où il explique-, Jacques Attali démontre que de la consommation réelle des corps dans les sociétés cannibales à la consommation des copies du corps que nous prépare l'ère des prothèses informatiques et génétiques, nous ne sommes jamais sortis d'un Ordre cannibale, et que la société industrielle n'a jamais été rien d'autre, en fin de compte, qu'une machine à traduire un cannibalisme vécu en un cannibalisme marchand .
Après l'Anti-économique, la Parole et l'Outil, Bruits, Jacques Attali nous donne à comprendre l'histoire du mal pour aider à percevoir les chances de la vie ."
Voici maintenant ,Signes de vie ,ou introduction de l'auteur :
" Et si la maladie et la santé venaient à perdre leur sens ? Et si la vie et la mort devenaient indiscernables ? Et si l'homme vendait son corps pour en consommer la copie par morceaux ?
Douleur et Pouvoir, Médecine et Argent, concepts éternellement liés, où notre avenir se lit, invariable et bouleversé .
Depuis que l'histoire est pensée par les hommes, toute société s'est voulue immortelle, tout pouvoir s'est cru capable de faire oublier la mort . Tout guérisseur, auxiliaire du politique, a davantage servi à déterminer la signification du mal qu'à éliminer, à décider de l'avenir qu'à guérir de la maladie .
Mais la médecine, depuis un siècle et demi forme essentielle de lutte contre le mal, est aujourd'hui en crise . Trop coûteuse, trop lente, trop humaine, elle ne répond plus aux exigences d'efficacité du temps . L'immense majorité des maladies et des morts d'aujourd'hui ne sont pas de son ressort et, parmi celles qui le sont, une bonne part sont des lésions causées par son exercice même ; la plupart des cancers et des accidents cardiaques ont leur cause dans le travail et l'alimentation ; l'hôpital et la pharmacie font plus de profit avec leur échecs qu'avec leur succès . La moitié des dépenses de santé ne sert qu'à retarder la mort de quelques semaines ; un quart des actes médicaux nécessaires sont dus à l'hôpital et aux médicaments et, alors que la consommation déréglée de ceux-ci engendre oubli et apathie en Occident, les huit dixièmes de l'humanité n'ont encore aucun accès à la médecine clinique .
Le problème de la santé nous renvoie à l'image que nous nous faisons de nous-mêmes, de nos fautes et de nos droits : s'annonce alors aujourd'hui un nouvel ordre de vie, où la prothèse va remplacer le médecin, où l'industrie est en passe de chasser l'homme de la guérison de l'homme . Étrange pronostic, impensable dans les termes du morne discours sur l'avenir, libéral ou marxiste, qui nous enferme encore (texte publié fin 1979) . Car, malgré l'abondance de la littérature à son sujet, la mutation du Mal, qui a commencé, est comme censurée, mutilée . Partout, on fait comme si l'économie politique du Mal devait éternellement avoir avoir été et rester l'économie politique de la médecine . Comme si la vision de l'avenir devait éternellement avoir été et rester celle des penseurs du XIXe siècle .
Imposé, indiscuté, narcissique, le savoir sur le Mal est péremptoire et se prétend indéfectible : nul autre que le médecin n'a droit d'en parler sous peine de s'attirer les foudres de la Faculté, nul n'a le droit de dire qu'il n'est pas de savoir éternel et que, bientôt peut-être, celui-là sera, comme les autres dépassé .
Et il est pourtant urgent d'entamer cette certitude et de briser ce discours totalitaire sur la vie . Car le mouvement actuel de la médecine vers la prothèse, du traitement des vivants vers la production consciente de vie, de la guérison des hommes vers la commercialisation de leurs copies, bouleverse l'ordre des choses .
Bientôt, l'homme ne sera plus une précieuse machine, productrice de capital, et donc à guérir, mais une marchandise à consommer, et donc à produire . le médecin sera oublié, comme les guérisseurs antérieurs . Le débat sur le Bien et le Mal, sur la propriété privée ou publique du corps, sur le concept même d'individu et de société aura perdu tout sens .
Impensable ? Déjà là . Tout ce qui nous entoure est devenu objet de consommation et produit en série : nourriture, transport, logement, musique . Tout, sauf l'homme lui-même . Or la crise de la médecine éclaire justement, dans la brume du présent, un futur où guérir s'efface derrière vendre, où la vie et la mort, le pathologique et le normal, le naturel et l'artificiel deviennent indiscernables . Elle dessine un avenir où, pour survivre, la société industrielle avalera tout ce qui lui est encore étranger ; un avenir où l'homme, pour obtenir le pardon de ses fautes, pour guérir son mal, consommera, "mangera" l'image de l'homme construite par l'homme .
Cannibalisme de marchandises par des marchandises .
Il est tentant de voir en ce futur, comme en un jeu infini de miroirs, l'image d'un passé fondateur où furent véritablement mangés les cadavres, où maladie et guérison s'ordonnaient déjà dans un cannibalisme vécu, où le seul combat pour la propriété était celui qui opposait des hommes à la recherche d'éternité .
Métaphore ? Non, théorie . Cannibalisme guérisseur, cannibalisme vengeur, cannibalisme rédempteur . Éternité oubliée de nos cultures terrorisées par leurs sources, lois enfouies de nos morales terrifiées par leurs fondations . Et pourtant il est là, à fleur d'histoire, pour qui veut le regarder en face .
Dans la plupart des sociétés primitives, pour chaque homme et pour chaque groupe, être malade c'est être menacé de mourir et être attaqué par les âmes des morts à la recherche de proies et de compagnons . Se soigner, c'est se battre contre elles et les éloigner .
Et d'abord pour cela, ruse superbe, consommer leur support, enfermer les cadavres des morts dans le corps des vivants pour séparer l'âme et l'éloigner irréversiblement . Cannibalisme thérapeute, ordre fondateur et durable, mais menaçant et fragile : car il accompagne prédation, chasse, vol . Il nie la propriété par chaque homme de lui-même et de son éternité . Manger pour vivre engendre le meurtre pour manger . Aussi, trop dangereux pour durer, le cannibalisme s'efface-t-il ; mais trop nécessaire pour disparaître, il se met en scène : l'ordre devient spectacle, conjuration de la peur du Mal .
Ce livre est l'histoire des quatre formes successives du spectacle de l'ordre cannibale, qui sont aussi les quatre formes de la guérison, les quatre formes du Bien et du Mal, les quatre métaphores majeures de l'ordre social et de la propriété . Trois sont moribondes . Une est entrain de naître .
D'abord spectacle religieux :dans ce premier ordre de vie, les signes essentiels du Mal sont les Signes des Dieux . Y est maladie la possession par les Malins, âmes distinguées ; guérir, c'est se séparer rituellement des Malins, sacrifier le bouc émissaire pour se faire pardonner des Dieux es fautes passées et prévenir les suivantes .
Le prêtre, thérapeute majeur, donne un sens à la faute comme cause du mal, dénonce le sacrifiable, le consommable, éloigne le Malin et organise la mort comme passage à la vraie vie, où l'âme attendra avec les autres sa résurrection . Toutes les religions, y compris le christianisme jusqu'au XIIIe siècle après Jésus-Christ, ritualisent avec l'ordre cannibale . La légitimité de la prédation n'est plus thérapeutique, naturelle, mais divine, comme l'est celle de la propriété du sol .
Puis, incapable de gérer la violence des épidémies et d'enrayer la prolifération des pauvres, nouveaux véhicules du Mal , l'ordre des Dieux s'efface . Pour maintenir l'ordre, il faut maintenant séparer le corps de certains vivants, les pauvres, du reste de la société, et non plus séparer l'âme du corps . Sacrifier devient contenir . Sous l'empire des Signes des Corps, guérir c'est oublier les pauvres enfermés dans l'hôpital et la charité .Les nouveaux guérisseurs, policiers et administrateurs, désignent et séparent les corps en danger et dangereux . Un pouvoir central s'installe, équilibrant les forces statiques et contenant le mal ; peste et misère, quarantaine et hôpital, bien avant Fichte ou Marx, constituent le fondement réel et la forme vécue de l'État moderne .
Puis, l'émergence de l'économie industrielle annonce une nouvelle métaphore : plus de statique, de la dynamique . Il faut mettre les pauvres au travail, précieuses machines à entretenir et non plus dangers à éloigner . Les Signes des Corps se brouillent, un nouvel ordre émerge, celui des Signes des Machines , à conduire, à réparer .
Le mal n'est plus prolifération d'une violence déséquilibrante dans le corps social, mais panne de la machine individuelle . Se guérir, c'est cesser d'être malade ou pauvre . Le médecin prend le pas sur le prêtre et le policier, orchestrant l'hygiène, puis le traitement des maladies . Le corps médical et le système politique maintiennent et rétablissent le fonctionnement des machines, éliminent la pauvreté et non les plus pauvres, chassent la maladie et non plus les malades .
La Charité devient Assurance, la séparation devient chirurgie .
Aujourd'hui, comme tout le reste du théâtre social,la représentation thérapeutique est moins applaudie . Le Mal prolifère, de plus en plus de spectateurs montent sur scène, la médecine clinique s'essouffle, réparer devient plus coûteux et moins efficace, l'homme prend conscience qu'il meurt de son comportement social .
En un savoir nouveau se dessine un nouvel avatar du cannibalisme, désignant une nouvelle forme de Mal à éliminer, à consommer . Le Mal devient le comportement pathogène : d'abord l'anormalité, ensuite l'étranger . Guérir, c'est remplacer, pour normaliser . Les signes des Machines cèdent la place aux Signes des Codes . Au médecin s'ajoute, puis se substitue la prothèse, copie des fonctions du corps . Le savoir informatique, puis génétique, remplace celui de la dynamique . A la consommation relationnelle et ritualisée du Mal succède une consommation marchande et insensée de l'artefact normalisé .
Pour nier encore la mort, le capitalisme a besoin de manger la santé, de faire de la vie une marchandise, de l'homme un robot, consommateur de robots, robot cannibale . La crise actuelle de la santé annonce un retour radical à la première stratégie contre le Mal : une révolution autour du cannibalisme .
De rupture en rupture, se succèdent les troupes sur la scène, changent les acteurs de l'ordre, changent les formes du Mal et celles de la guérison . Religion, Police, Médecine, Génétique sont différentes incarnations d'une même stratégie, de rôles identiques joués par des acteurs différents . Accompagnateur et annonciateur, dénonciateur et thuriféraire ( flatteur) , le guérisseur est successivement prêtre et consolateur, policier et séparateur, médecin et réparateur, prothèse et substitut . Mais il est toujours médiateur entre l'homme et ses morts, masque de la solitude dans la symbolique des hommes et, demain, dans la solitude des objets, toujours l'auxiliaire par qui s'insinuent les consigne du pouvoir et les règles de l'ordre .
Parler de santé c'est donc parler politique au sens le plus haut, c'est comprendre comment tout thérapeute soutient un ordre en désignant ses ennemis et en imposant les formes de leur destruction . Lutter contre le Mal, c'est toujours manger le mal : l'Ordre est toujours cannibale !
Complices dans la pratique, thérapeute et politique le sont dans le discours : " Soumettez votre vie ou vous mourrez " , disent-ils . Guérir, comme gouverner, c'est dénoncer le Mal pour le séparer du Bien, débusquer la violence pour la détruire : quand le comte Ugolin ( Gherardesca [mort à Pise en 1288] d'une famille Italienne qui joua un rôle important dans la ville dans la querelle des guelfes et des gibelins [ XIIIe-XIVe siècle] ; il fut banni de Pise; à l'aide des Florentins il reprit le pouvoir ; renversé par une conspiration, il fut enfermé dans la "tour de la faim" avec ses enfants ; selon la légende, il serait mort le dernier après avoir tenté de les manger . Son supplice inspira Dante, dans l'Enfer ) mange le cerveau du cardinal Ruggiéri , l'un et l'autre souffrent, mais l'un et l'autre guérissent en expiant leurs fautes . Les traîtres sont punis, l'ordre est rétabli et Pise change de mains . La Divine Comédie est jouée .
Tel est à mon sens le parcours du Mal dans l'histoire humaine .
On ne doit pas prendre ces généralisations pour des généralités, ces invariances ( Invariant : se dit d-une grandeur, relation ou propriété qui se conserve dans une transformation de nature physique ou mathématique ; qui ne change pas, absence de variation ) pour des naïvetés, cet universalisme pour une méconnaissance de l'infinie variété des groupes humains . Au-delà du complexe, il y a le simple, au-delà du particulier, il y a l'universel .
Et le voici : l'homme invente le Mal, le Mal invente l'homme .
On peut refuser cette hypothèse, pour deux raisons au moins : même si l'histoire des hommes est accessible au savoir de l'homme, est-il nécessaire de la fonder sur un cannibalisme universel ? Même si le cannibalisme est d'ordre fondateur, notre temps constitue-t-il vraiment un clivage privilégié de l'histoire de la culture, de la violence et de la guérison, l'achèvement de la traduction marchande du cannibalisme, le renversement radical de la diversité et de la violence dans la norme et l'indifférence ?
Tous les discours des médecins et des politiques d'aujourd'hui répondent négativement à ces deux questions, et, puisqu'ils rendent compte de bien des choses, sans exiger une hypothèse aussi envahissante, aussi générale, aussi métaphorique, aussi esthétique que celle de l'ordre cannibale, on pourrait s'en contenter .
Mais en fait, même s'ils ne l'explicitent ni le nient, tous ces discours, aussi pragmatiques soient-ils, s'enracinent eux aussi dans une hypothèse générale sur un rapport inaugural au Mal, sur une stratégie première de l'homme face aux agressions extérieures .
Toute violence et toute culture présentes sont le souvenir terrifié de celles des premiers hommes ; elles s'inscrivent dans des millénaires de mythes et de peurs . Aussi émettre une hypothèse sur le rapport futur de l'homme et du Mal exige-t-il d'en embrasser toute la généalogie . Or les histoires de la médecine font comme si tout commençait avec la clinique, comme si l'histoire des médecins du passé contenait toute l'histoire et tout l'avenir des rapports de l'homme et du Mal . En fait, ce sont que des arches de Noé avant le Déluge, dérisoires tableaux apologétiques ( partie de la théologie chrétienne ayant pour objet de défendre la religion et d'établir, par des arguments historiques et rationnels, le fait de la révélation chrétienne ) d'un métier contesté, légitimation impossible d'une conception moribonde de la guérison, de la vie et de la mort . Précédées d'histoires des religions et d'histoires des polices, elles ne sont que les prolongements anecdotiques des travaux des théoriciens du XIXe siècle, des commentateurs secondaires des idéologues de l'ordre des machines . parce qu'ils ne disent rien des bouleversements du passé, de tels discours n'apprennent rien sur ceux de l'avenir .
Derrière le présent, fait de science et de puissance, il faut donc mettre au jour, débusquer les stratégies fondatrices qui occupent encore l'essentiel de notre mémoire .
A la lecture des mythes et de l'histoire, la première forme de lutte et de conjuration du Mal me paraît avoir été son ingestion : l' Ordre cannibale, l'appropriation du même pour l'empêcher de nuire, mis en scène successivement dans celui des Dieux, des Corps,et des Machines .
Faut-il alors voir dans notre temps, non pas l'anecdotique et fugace ride de l'océan de l' Histoire, mais un tourbillon majeur dans les signes de vie, un ultime avatar du cannibalisme ; ou bien sommes-nous seulement dérisoirement fascinés par les quelques secondes de notre propre matérialité ? Insoluble question, en apparence .
Et pourtant, en une mystérieuse cohérence et une subtile esthétique, notre époque, ni sensée ni belle, dessine comme le contour immobile d'un futur jamais pensé, en même temps que toujours présent dans nos mémoires, d'un futur où " manger pour vivre " devient " consommer pour produire " , où le cannibalisme, censuré mais présent, ressurgit, proliférant, mangeur du même .
Tel est, à lire les faibles signes que la vie a laissés sur le sable de la mémoire, l'ordre indépassable : manger pour se vivre, vivre pour se manger .
Je veux ici seulement l'annoncer, sans proposer d'autres signes de vie, d'autres sens du Mal . Je n'entends pas rassurer en même temps que j'inquiète, mais dénoncer l'indépassé sans montrer comment le transgresser . J'aurai réussi s'il devient clair que ne sont acceptables ni la conservation nostalgique des ordres religieux, policier, médical, ni la maîtrise raisonnée de l'Ordre des Codes, ni l'invention poétique d'une forme non cannibale de guérison .
La rébellion contre le cannibalisme ne peut venir que de l'acceptation de la vie et de la mort, du désir de différence et de liberté, d'une connaissance vraie de l'histoire du Mal . Elle ouvre à l'invention et à la production d'un monde où manger l'autre ne sera plus la seule façon de ne pas être seul ; où être mangé par l'autre ne sera plus la seule voie d'accès à l'éternité ."
Fin de l'introduction du livre :L'ordre cannibale , Vie et mort de la médecine, de Jacques Attali , Editions Grasset, 1979 .
Nous poursuivrons l'analyse de l'intégralité de tous ces livres dans de nombreux billets, avant de réaliser une synthèse qui constituera un approfondissement général concernant l'ensemble des concepts qui enrichiront exhaustivement le contenu de nos " Savoirs et Réflexions" .
Bien à vous : Gerboise
LE GRAND LIVRE DES PETITS MÉTIERS de Robert Lépine, peintre et illustrateur ; Texte de Françoise Moine, journaliste-écrivain, ; RTL Éditions Luxembourg, 1984 . (Vous pouvez agrandir la gravure par un clic gauche et ensuite revenir vers le texte en reculant d'une page )
[§] - ceux n'ayant pas découvert cette œuvre avant ce billet , et donc ne faisant pas partie des lecteurs assidus depuis le début de cette épopée en 1973 : avec le premier livre de l'auteur , "Analyse économique de la vie politique", édité aux PUF ; ou ceux qui ont commencé par la lecture du dernier : "Une brève histoire de l'avenir" publié aux Éditions Fayard en Mai 2007 à Paris .
Lecteurs, les circonstances souvent liées au hasard (!), dit-on , mais ici réelles , m'ont fait découvrir d'abord un ouvrage : "Une brève histoire de l'avenir", qui a suscité, éveillé ma réflexion, puis ma curiosité, et ensuite m'a incité à"dénicher" tout l'ensemble des ouvrages publiés par Jacques Attali , Conseiller d'État, Ancien élève de l'École polytechnique[ major de la promotion 1963] . Ingénieur au corps des mines . Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris . Docteur d'État en économie .
Le premier livre dont j'ai pris connaissance, le dernier d'une très longue série, où l'auteur réalise une sorte de synthèse dont nous reparlerons plus tard, est très difficile à présenter car il fait appel à tout l'ensemble des concepts des œuvres précédentes .
J'ai préféré commencer par "aborder" cette riche succession de thèmes publiés à partir de 1973, par celui qui présente un aspect de la Médecine, inédit ( sans précédent) à ma connaissance : Les relations des Humains avec le Mal !
La richesse de tous les sujets innombrables de la création de cet auteur est telle que l'on peut choisir et commencer n'importe où : on se retrouvera partout dans un contexte très riche de concepts efficients et passionnants .
J'ai donc choisi d'aborder la médecine, science dont la nature profonde a été depuis des temps immémoriaux, à l'origine de l'évolution religieuse, intellectuelle, sociale et politique de ces "Êtres" qui se sont différenciés des autres primates et du règne animal .
[*] Opter : faire un choix entre deux ou plusieurs choses inconciliables qu'on ne peut obtenir ou réaliser (exécuter) à la fois . On opte en se déterminant pour une chose, parce qu'on ne peut les avoir toutes . On choisit en comparant les choses, parce qu'on veut avoir la meilleure . Nous n'optons que pour nous, mais nous choisissons quelquefois pour les autres .
J'ai opté de commencer à "me plonger !" dans le livre : La parole et l'outil, Éditions PUF, 1976 ; mais je dois choisir pour les lecteurs du blog Gerboise un premier livre à analyser .
Choisir [préférer] concerne la liberté, c'est se prononcer en faveur d'une personne ou d'une chose plutôt qu'une autre . Ce choix qui est très difficile, parfois, et très redoutable lorsqu'on réfléchit à toutes les conséquences qui peuvent se produire, survenir .
[**] faire aborder : commencer à agir dans une action , à s'occuper d'une chose, ou d'un thème que l'on ne connaît pas, ou avec lequel on n'est pas familier ; en venir à ..., pour en parler, y réfléchir, mais également approfondir les concepts présentés . Ici, aborder l'œuvre de Jacques Attali, en venir à l'ouvrage qui va permettre de mettre en valeur, dès ce premier billet du blog l'ensemble de la présentation de ses idées , de faire comprendre comment il en arrive à une cohérence constructive de ses conceptions sur l'évolution de l'Humanité .
Présentation du livre : L'ordre cannibale, Vie et mort de la médecine , de Jacques Attali ,1979, par les Éditions Grasset & Fasquelle, au verso de l'ouvrage .
"Et si la maladie et la santé venaient à perdre leur sens ? Et si la vie et la mort devenaient indiscernables ? Et si l'homme vendait son corps pour en consommer la copie par morceaux ?
Telles sont les premières interrogations auxquelles répond Jacques Attali dans cette " économie politique du mal " réalisée au terme de plusieurs années de réflexion et d'enquête, notamment aux U.S.A., au Japon et partout en Europe .
Dès lors que la vie devient de plus en plus un bien économique, l'hôpital se vide, l'exercice de la médecine est en passe de céder le pas devant l'utilisation des prothèses . Encore ne faut-il pas se borner à annoncer ces évolutions, mais se demander : comment en est-on arrivé là, depuis que les hommes tentent de dénoncer le mal, de le conjurer et de le séparer ?
Jacques Attali s'appuie sur une vaste synthèse historique montrant, dans leurs dimensions mondiales, les principaux tournants de l'histoire de la médecine, de l'hôpital, des épidémies, de la charité, de l'assurance, de l'électronique et de la génétique, jalonnée par les hégémonies successives du prêtre, du policier puis du médecin dont le règne aujourd'hui touche à sa fin .
Au terme de cette double enquête-réflexion - sur le terrain où s'esquisse l'avenir, dans le passé où il explique-, Jacques Attali démontre que de la consommation réelle des corps dans les sociétés cannibales à la consommation des copies du corps que nous prépare l'ère des prothèses informatiques et génétiques, nous ne sommes jamais sortis d'un Ordre cannibale, et que la société industrielle n'a jamais été rien d'autre, en fin de compte, qu'une machine à traduire un cannibalisme vécu en un cannibalisme marchand .
Après l'Anti-économique, la Parole et l'Outil, Bruits, Jacques Attali nous donne à comprendre l'histoire du mal pour aider à percevoir les chances de la vie ."
Voici maintenant ,Signes de vie ,ou introduction de l'auteur :
" Et si la maladie et la santé venaient à perdre leur sens ? Et si la vie et la mort devenaient indiscernables ? Et si l'homme vendait son corps pour en consommer la copie par morceaux ?
Douleur et Pouvoir, Médecine et Argent, concepts éternellement liés, où notre avenir se lit, invariable et bouleversé .
Depuis que l'histoire est pensée par les hommes, toute société s'est voulue immortelle, tout pouvoir s'est cru capable de faire oublier la mort . Tout guérisseur, auxiliaire du politique, a davantage servi à déterminer la signification du mal qu'à éliminer, à décider de l'avenir qu'à guérir de la maladie .
Mais la médecine, depuis un siècle et demi forme essentielle de lutte contre le mal, est aujourd'hui en crise . Trop coûteuse, trop lente, trop humaine, elle ne répond plus aux exigences d'efficacité du temps . L'immense majorité des maladies et des morts d'aujourd'hui ne sont pas de son ressort et, parmi celles qui le sont, une bonne part sont des lésions causées par son exercice même ; la plupart des cancers et des accidents cardiaques ont leur cause dans le travail et l'alimentation ; l'hôpital et la pharmacie font plus de profit avec leur échecs qu'avec leur succès . La moitié des dépenses de santé ne sert qu'à retarder la mort de quelques semaines ; un quart des actes médicaux nécessaires sont dus à l'hôpital et aux médicaments et, alors que la consommation déréglée de ceux-ci engendre oubli et apathie en Occident, les huit dixièmes de l'humanité n'ont encore aucun accès à la médecine clinique .
Le problème de la santé nous renvoie à l'image que nous nous faisons de nous-mêmes, de nos fautes et de nos droits : s'annonce alors aujourd'hui un nouvel ordre de vie, où la prothèse va remplacer le médecin, où l'industrie est en passe de chasser l'homme de la guérison de l'homme . Étrange pronostic, impensable dans les termes du morne discours sur l'avenir, libéral ou marxiste, qui nous enferme encore (texte publié fin 1979) . Car, malgré l'abondance de la littérature à son sujet, la mutation du Mal, qui a commencé, est comme censurée, mutilée . Partout, on fait comme si l'économie politique du Mal devait éternellement avoir avoir été et rester l'économie politique de la médecine . Comme si la vision de l'avenir devait éternellement avoir été et rester celle des penseurs du XIXe siècle .
Imposé, indiscuté, narcissique, le savoir sur le Mal est péremptoire et se prétend indéfectible : nul autre que le médecin n'a droit d'en parler sous peine de s'attirer les foudres de la Faculté, nul n'a le droit de dire qu'il n'est pas de savoir éternel et que, bientôt peut-être, celui-là sera, comme les autres dépassé .
Et il est pourtant urgent d'entamer cette certitude et de briser ce discours totalitaire sur la vie . Car le mouvement actuel de la médecine vers la prothèse, du traitement des vivants vers la production consciente de vie, de la guérison des hommes vers la commercialisation de leurs copies, bouleverse l'ordre des choses .
Bientôt, l'homme ne sera plus une précieuse machine, productrice de capital, et donc à guérir, mais une marchandise à consommer, et donc à produire . le médecin sera oublié, comme les guérisseurs antérieurs . Le débat sur le Bien et le Mal, sur la propriété privée ou publique du corps, sur le concept même d'individu et de société aura perdu tout sens .
Impensable ? Déjà là . Tout ce qui nous entoure est devenu objet de consommation et produit en série : nourriture, transport, logement, musique . Tout, sauf l'homme lui-même . Or la crise de la médecine éclaire justement, dans la brume du présent, un futur où guérir s'efface derrière vendre, où la vie et la mort, le pathologique et le normal, le naturel et l'artificiel deviennent indiscernables . Elle dessine un avenir où, pour survivre, la société industrielle avalera tout ce qui lui est encore étranger ; un avenir où l'homme, pour obtenir le pardon de ses fautes, pour guérir son mal, consommera, "mangera" l'image de l'homme construite par l'homme .
Cannibalisme de marchandises par des marchandises .
Il est tentant de voir en ce futur, comme en un jeu infini de miroirs, l'image d'un passé fondateur où furent véritablement mangés les cadavres, où maladie et guérison s'ordonnaient déjà dans un cannibalisme vécu, où le seul combat pour la propriété était celui qui opposait des hommes à la recherche d'éternité .
Métaphore ? Non, théorie . Cannibalisme guérisseur, cannibalisme vengeur, cannibalisme rédempteur . Éternité oubliée de nos cultures terrorisées par leurs sources, lois enfouies de nos morales terrifiées par leurs fondations . Et pourtant il est là, à fleur d'histoire, pour qui veut le regarder en face .
Dans la plupart des sociétés primitives, pour chaque homme et pour chaque groupe, être malade c'est être menacé de mourir et être attaqué par les âmes des morts à la recherche de proies et de compagnons . Se soigner, c'est se battre contre elles et les éloigner .
Et d'abord pour cela, ruse superbe, consommer leur support, enfermer les cadavres des morts dans le corps des vivants pour séparer l'âme et l'éloigner irréversiblement . Cannibalisme thérapeute, ordre fondateur et durable, mais menaçant et fragile : car il accompagne prédation, chasse, vol . Il nie la propriété par chaque homme de lui-même et de son éternité . Manger pour vivre engendre le meurtre pour manger . Aussi, trop dangereux pour durer, le cannibalisme s'efface-t-il ; mais trop nécessaire pour disparaître, il se met en scène : l'ordre devient spectacle, conjuration de la peur du Mal .
Ce livre est l'histoire des quatre formes successives du spectacle de l'ordre cannibale, qui sont aussi les quatre formes de la guérison, les quatre formes du Bien et du Mal, les quatre métaphores majeures de l'ordre social et de la propriété . Trois sont moribondes . Une est entrain de naître .
D'abord spectacle religieux :dans ce premier ordre de vie, les signes essentiels du Mal sont les Signes des Dieux . Y est maladie la possession par les Malins, âmes distinguées ; guérir, c'est se séparer rituellement des Malins, sacrifier le bouc émissaire pour se faire pardonner des Dieux es fautes passées et prévenir les suivantes .
Le prêtre, thérapeute majeur, donne un sens à la faute comme cause du mal, dénonce le sacrifiable, le consommable, éloigne le Malin et organise la mort comme passage à la vraie vie, où l'âme attendra avec les autres sa résurrection . Toutes les religions, y compris le christianisme jusqu'au XIIIe siècle après Jésus-Christ, ritualisent avec l'ordre cannibale . La légitimité de la prédation n'est plus thérapeutique, naturelle, mais divine, comme l'est celle de la propriété du sol .
Puis, incapable de gérer la violence des épidémies et d'enrayer la prolifération des pauvres, nouveaux véhicules du Mal , l'ordre des Dieux s'efface . Pour maintenir l'ordre, il faut maintenant séparer le corps de certains vivants, les pauvres, du reste de la société, et non plus séparer l'âme du corps . Sacrifier devient contenir . Sous l'empire des Signes des Corps, guérir c'est oublier les pauvres enfermés dans l'hôpital et la charité .Les nouveaux guérisseurs, policiers et administrateurs, désignent et séparent les corps en danger et dangereux . Un pouvoir central s'installe, équilibrant les forces statiques et contenant le mal ; peste et misère, quarantaine et hôpital, bien avant Fichte ou Marx, constituent le fondement réel et la forme vécue de l'État moderne .
Puis, l'émergence de l'économie industrielle annonce une nouvelle métaphore : plus de statique, de la dynamique . Il faut mettre les pauvres au travail, précieuses machines à entretenir et non plus dangers à éloigner . Les Signes des Corps se brouillent, un nouvel ordre émerge, celui des Signes des Machines , à conduire, à réparer .
Le mal n'est plus prolifération d'une violence déséquilibrante dans le corps social, mais panne de la machine individuelle . Se guérir, c'est cesser d'être malade ou pauvre . Le médecin prend le pas sur le prêtre et le policier, orchestrant l'hygiène, puis le traitement des maladies . Le corps médical et le système politique maintiennent et rétablissent le fonctionnement des machines, éliminent la pauvreté et non les plus pauvres, chassent la maladie et non plus les malades .
La Charité devient Assurance, la séparation devient chirurgie .
Aujourd'hui, comme tout le reste du théâtre social,la représentation thérapeutique est moins applaudie . Le Mal prolifère, de plus en plus de spectateurs montent sur scène, la médecine clinique s'essouffle, réparer devient plus coûteux et moins efficace, l'homme prend conscience qu'il meurt de son comportement social .
En un savoir nouveau se dessine un nouvel avatar du cannibalisme, désignant une nouvelle forme de Mal à éliminer, à consommer . Le Mal devient le comportement pathogène : d'abord l'anormalité, ensuite l'étranger . Guérir, c'est remplacer, pour normaliser . Les signes des Machines cèdent la place aux Signes des Codes . Au médecin s'ajoute, puis se substitue la prothèse, copie des fonctions du corps . Le savoir informatique, puis génétique, remplace celui de la dynamique . A la consommation relationnelle et ritualisée du Mal succède une consommation marchande et insensée de l'artefact normalisé .
Pour nier encore la mort, le capitalisme a besoin de manger la santé, de faire de la vie une marchandise, de l'homme un robot, consommateur de robots, robot cannibale . La crise actuelle de la santé annonce un retour radical à la première stratégie contre le Mal : une révolution autour du cannibalisme .
De rupture en rupture, se succèdent les troupes sur la scène, changent les acteurs de l'ordre, changent les formes du Mal et celles de la guérison . Religion, Police, Médecine, Génétique sont différentes incarnations d'une même stratégie, de rôles identiques joués par des acteurs différents . Accompagnateur et annonciateur, dénonciateur et thuriféraire ( flatteur) , le guérisseur est successivement prêtre et consolateur, policier et séparateur, médecin et réparateur, prothèse et substitut . Mais il est toujours médiateur entre l'homme et ses morts, masque de la solitude dans la symbolique des hommes et, demain, dans la solitude des objets, toujours l'auxiliaire par qui s'insinuent les consigne du pouvoir et les règles de l'ordre .
Parler de santé c'est donc parler politique au sens le plus haut, c'est comprendre comment tout thérapeute soutient un ordre en désignant ses ennemis et en imposant les formes de leur destruction . Lutter contre le Mal, c'est toujours manger le mal : l'Ordre est toujours cannibale !
Complices dans la pratique, thérapeute et politique le sont dans le discours : " Soumettez votre vie ou vous mourrez " , disent-ils . Guérir, comme gouverner, c'est dénoncer le Mal pour le séparer du Bien, débusquer la violence pour la détruire : quand le comte Ugolin ( Gherardesca [mort à Pise en 1288] d'une famille Italienne qui joua un rôle important dans la ville dans la querelle des guelfes et des gibelins [ XIIIe-XIVe siècle] ; il fut banni de Pise; à l'aide des Florentins il reprit le pouvoir ; renversé par une conspiration, il fut enfermé dans la "tour de la faim" avec ses enfants ; selon la légende, il serait mort le dernier après avoir tenté de les manger . Son supplice inspira Dante, dans l'Enfer ) mange le cerveau du cardinal Ruggiéri , l'un et l'autre souffrent, mais l'un et l'autre guérissent en expiant leurs fautes . Les traîtres sont punis, l'ordre est rétabli et Pise change de mains . La Divine Comédie est jouée .
Tel est à mon sens le parcours du Mal dans l'histoire humaine .
On ne doit pas prendre ces généralisations pour des généralités, ces invariances ( Invariant : se dit d-une grandeur, relation ou propriété qui se conserve dans une transformation de nature physique ou mathématique ; qui ne change pas, absence de variation ) pour des naïvetés, cet universalisme pour une méconnaissance de l'infinie variété des groupes humains . Au-delà du complexe, il y a le simple, au-delà du particulier, il y a l'universel .
Et le voici : l'homme invente le Mal, le Mal invente l'homme .
On peut refuser cette hypothèse, pour deux raisons au moins : même si l'histoire des hommes est accessible au savoir de l'homme, est-il nécessaire de la fonder sur un cannibalisme universel ? Même si le cannibalisme est d'ordre fondateur, notre temps constitue-t-il vraiment un clivage privilégié de l'histoire de la culture, de la violence et de la guérison, l'achèvement de la traduction marchande du cannibalisme, le renversement radical de la diversité et de la violence dans la norme et l'indifférence ?
Tous les discours des médecins et des politiques d'aujourd'hui répondent négativement à ces deux questions, et, puisqu'ils rendent compte de bien des choses, sans exiger une hypothèse aussi envahissante, aussi générale, aussi métaphorique, aussi esthétique que celle de l'ordre cannibale, on pourrait s'en contenter .
Mais en fait, même s'ils ne l'explicitent ni le nient, tous ces discours, aussi pragmatiques soient-ils, s'enracinent eux aussi dans une hypothèse générale sur un rapport inaugural au Mal, sur une stratégie première de l'homme face aux agressions extérieures .
Toute violence et toute culture présentes sont le souvenir terrifié de celles des premiers hommes ; elles s'inscrivent dans des millénaires de mythes et de peurs . Aussi émettre une hypothèse sur le rapport futur de l'homme et du Mal exige-t-il d'en embrasser toute la généalogie . Or les histoires de la médecine font comme si tout commençait avec la clinique, comme si l'histoire des médecins du passé contenait toute l'histoire et tout l'avenir des rapports de l'homme et du Mal . En fait, ce sont que des arches de Noé avant le Déluge, dérisoires tableaux apologétiques ( partie de la théologie chrétienne ayant pour objet de défendre la religion et d'établir, par des arguments historiques et rationnels, le fait de la révélation chrétienne ) d'un métier contesté, légitimation impossible d'une conception moribonde de la guérison, de la vie et de la mort . Précédées d'histoires des religions et d'histoires des polices, elles ne sont que les prolongements anecdotiques des travaux des théoriciens du XIXe siècle, des commentateurs secondaires des idéologues de l'ordre des machines . parce qu'ils ne disent rien des bouleversements du passé, de tels discours n'apprennent rien sur ceux de l'avenir .
Derrière le présent, fait de science et de puissance, il faut donc mettre au jour, débusquer les stratégies fondatrices qui occupent encore l'essentiel de notre mémoire .
A la lecture des mythes et de l'histoire, la première forme de lutte et de conjuration du Mal me paraît avoir été son ingestion : l' Ordre cannibale, l'appropriation du même pour l'empêcher de nuire, mis en scène successivement dans celui des Dieux, des Corps,et des Machines .
Faut-il alors voir dans notre temps, non pas l'anecdotique et fugace ride de l'océan de l' Histoire, mais un tourbillon majeur dans les signes de vie, un ultime avatar du cannibalisme ; ou bien sommes-nous seulement dérisoirement fascinés par les quelques secondes de notre propre matérialité ? Insoluble question, en apparence .
Et pourtant, en une mystérieuse cohérence et une subtile esthétique, notre époque, ni sensée ni belle, dessine comme le contour immobile d'un futur jamais pensé, en même temps que toujours présent dans nos mémoires, d'un futur où " manger pour vivre " devient " consommer pour produire " , où le cannibalisme, censuré mais présent, ressurgit, proliférant, mangeur du même .
Tel est, à lire les faibles signes que la vie a laissés sur le sable de la mémoire, l'ordre indépassable : manger pour se vivre, vivre pour se manger .
Je veux ici seulement l'annoncer, sans proposer d'autres signes de vie, d'autres sens du Mal . Je n'entends pas rassurer en même temps que j'inquiète, mais dénoncer l'indépassé sans montrer comment le transgresser . J'aurai réussi s'il devient clair que ne sont acceptables ni la conservation nostalgique des ordres religieux, policier, médical, ni la maîtrise raisonnée de l'Ordre des Codes, ni l'invention poétique d'une forme non cannibale de guérison .
La rébellion contre le cannibalisme ne peut venir que de l'acceptation de la vie et de la mort, du désir de différence et de liberté, d'une connaissance vraie de l'histoire du Mal . Elle ouvre à l'invention et à la production d'un monde où manger l'autre ne sera plus la seule façon de ne pas être seul ; où être mangé par l'autre ne sera plus la seule voie d'accès à l'éternité ."
Fin de l'introduction du livre :L'ordre cannibale , Vie et mort de la médecine, de Jacques Attali , Editions Grasset, 1979 .
Nous poursuivrons l'analyse de l'intégralité de tous ces livres dans de nombreux billets, avant de réaliser une synthèse qui constituera un approfondissement général concernant l'ensemble des concepts qui enrichiront exhaustivement le contenu de nos " Savoirs et Réflexions" .
Bien à vous : Gerboise
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