mardi 1 décembre 2009
Bernard Grasset*, Editeur et Ecrivain français et son essai sur la connaissance : Comprendre et inventer . Librairie Grasset, 1953 .
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Bernard Grasset, 1881-1955, entreprend des études d'économie et obtient son doctorat . En 1905, il rejoint Paris et fonde sa maison d'édition qui porte son nom .
Voici un ouvrage de Réflexion que les lecteurs de Gerboise auront grand intérêt à lire, tant l'analyse de l'auteur est profonde et formatrice de l'esprit dans ce champ prépondérant de la connaissance . Nous allons, en vue de vous faire connaître ce personnage, et son texte remarquable,vous présenter des passages de l'Avant-Propos du livre, rédigé par Jacques CHEVALIER en Septembre 1953 . [Jacques Chevalier, 1882-1962, philosophe catholique et homme politique français] .
"" Un fait occasionnel, auquel nul n'aurait pris garde, met en branle une pensée . On nous conte le cheminement, les démarches, les retours, les succès . Et c'est l'étude magistrale, dense et forte, qu'on va lire . Magistrale, ce n'est pas trop dire . C'est dire, en tout cas, ce que j'en pense . Et je ne suis pas le seul à penser ainsi . Ceux qui ont eu, comme moi, la chance d'être associés à l'élaboration de ce texte, - et parmi eux deux hommes de recherches éminents ( qui sont au-dessus du niveau commun, d'ordre supérieur, exceptionnels) , et cet esprit si fin et pénétrant qu'est Léon Bérard - ne m'ont pas caché le sentiment d'admiration que provoqua en eux l'étude de Bernard Grasset .
Les raisons qui motivent notre admiration ? Le lecteur me permettra de ne les point détailler . J'aime mieux lui laisser le plaisir de les découvrir, d'autant qu'on n'est jamais si bien persuadé que par les raisons qu'on a trouvées soi- même . Mais ce que je voudrais dire brièvement ici, c'est la stimulation que m'a donnée pareille lecture, et c'est bien la manière dont, par des voies toutes différentes, et avec de significatives variantes d'interprétation - qui sauteront aux yeux du lecteur attentif - j'étais arrivé, de mon côté, à des conclusions qui recoupent singulièrement celles de Bernard Grasset . "Rapprochement " certes, et qui est bien digne de remarque, car il est de lointaine portée ...
... Cette convergence des voies, cette rencontre de deux esprits qui ne cherchent et n'aiment que la Vérité, et qui, dans l'appréhension qu'ils en ont, conservent l'un et l'autre leur mode d'appréhension et leurs nuances qu'il comporte, - comme les vitraux du moyen âge multiplient la lumière qu'ils brisent en faisceaux éclatants par leur bulles et leurs soufflures, - voilà ce qui me ravit et m'enchanta lors de la lecture de ce travail . J'y trouvai, non pas l'éditeur généreusement appliqué à étendre l'audience de ceux qui se sont confiés à lui et à mettre leurs œuvres en valeur : c'est trop souvent à cela qu'on pense lorsqu'on évoque le nom de Bernard Grasset . J'y trouvai l'écrivain, le moraliste qui n'a jamais sacrifié à la vogue ni à la mode, n'étant préoccupé que de donner une voix au vrai . J'y trouvai mieux que l'auteur : l'homme, celui dont, il y a un quart de siècle, j'avais retenu en mon cœur les remarques sur la Psychologie de l'immortalité, et les lignes liminaires (placé en tête d'un ouvrage, d'un discours) dont je reçus comme un choc : " Toute l'explication de l'homme tient en ceci qu'il ne peut accepter de finir " ...
... Bernard Grasset nous conte donc ici ce qui éveilla sa pensée : un sujet de dissertation proposé, il y a quelques années, par l'Académie de Clermont, et qui avait pour titre " Comprendre et inventer " . Sur ce thème le voilà qui médite . Au lieu d'opposer les deux termes, il s'aperçoit - et c'est là, proprement, sa découverte - qu'ils définissent un seul et même acte, un seul et même mécanisme constitutif de l'intelligence : le rapprochement ; avec cette différence, toutefois, ajoute-t-il,
que " comprendre , c'est rapprocher deux choses que l'on a déjà rapprochées ; inventer, c'est rapprocher deux choses qu'on n'a pas encore rapprochées ".
Partant de là, stimulée par la question d'une amie, par deux réponses de Louis de Broglie, par l'objection d'un mathématicien, par les définitions des philosophes et des théologiens, par l'instinct d'un chien qu'il observa enfant, par l'attentive considération de la démarche d'un Pasteur et, par-dessus tout, de Claude Bernard son véritable maître, par l'humanité de la Princesse de Clèves et la recréation d'un Balzac de la foi d'un Descartes et par celle de Pascal, sa pensée, avec des détours imprévus qui en font le prix, s'achemine vers son terme : une fenêtre largement ouverte sur le réel et sur la source mystérieuse du génie, qui, encadrée dans ces étroites limites, nous livre cependant une vue de l'infini où se recèle l'essence des choses .
Voilà qui est bien, et qui me contente pleinement, s'il est vrai que le contentement intérieur consiste dans la joie de découvrir ce que l'on croyait déjà connaître et de le reconnaître en effet : n'est-ce pas dans la reconnaissance, fille de la découverte, que réside, en fin de compte, toute connaissance vraie, je veux dire réelle ? Car, à bien prendre les choses, est-il sûr que comprendre soit rapprocher deux choses " qu'on a déjà rapprochées " ?
Au reste, comprendre vraiment, au sens où Pascal dit : " Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point, par la pensée je le comprends " , comprendre l'univers ou, ce qui revient au même, le toucher en son fond sur un point, comme nous faisons par la conscience, dont l'observation nous révèle les limites du même coup que la valeur, c'est inventer, c'est découvrir, c'est voir ce qu'on n'avait pas vu encore ...
... L'éblouissement fut tel qu'un jour, sur les bords du Cherwell, alors qu'un impassible Anglais d'Oxford, frappa du pied le sol en me disant : " Enfin, que faisons-nous ici-bas ? Que sommes-nous ? To be or not to be ? " je lui répondis : " L'être, le voilà . Je l'ai trouvé " . Je ne le convainquis pas d'ailleurs, ni alors, ni plus tard, lorsque je le revis à la Société des Nations : car on ne comprend que ce qu'on a trouvé . Mais j'avais compris, moi : je dis bien compris " et non pas " inventé " . Toute compréhension véritable est de la nature d'une invention : elle consiste à voir ce qu'on avait regardé sans le voir, elle consiste à percer le voile des apparences sensibles et celui des rapprochements déjà faits pour être mis en face avec l'ineffable ( qui ne peut être exprimé par des paroles) réalité, ou son image et son vestige, ainsi que le disent les grands théoriciens médiévaux de l'analogie .
Bref, je compris la science en l'inventant . Et je compris le mystère de la vie intérieure et supérieure, en comprenant, précisément, qu'elle est un mystère incompréhensible .
Tous ceux qui ont éprouvé cette joie me comprendront . Bernard Grasset dit quelque part dans son essai : " Voilà ce qu'écrit Claude Bernard, dans le seul souci d'être complet en matière expérimentale, sans que, à l'en croire, l'ait jamais effleuré l'inquiétude religieuse " .
Mais si ! Claude Bernard, toute sa vie, a été possédé, il a été stimulé en matière expérimentale même, par l'inquiétude religieuse, et par la question ultime du pourquoi dernier des choses ; il l'a dit, en termes de feu, dans un précieux cahier inédit, Philosophie, que Justin Godart a retrouvé dans sa maison natale, à Saint-Julien, et que j'ai publié en 1937 chez Boivin .
" Il faut que l'homme croie toujours à quelque chose de surnaturel . Que l'on remplace le mot Dieu par le mot Humanité c'est toujours la même chose ...
Ainsi, aujourd'hui, des gens qui rougiraient de croire à l' Eucharistie croient aux tables tournantes .
Croire, raisonner, expérimenter . Religion, philosophie, science . Ces trois choses se développent, mais ne se remplaceront pas . Tout est expérimental et tout dérive de la nature des choses que nous ne pouvons changer " . Mais aussi : " l'idée de l'immortalité de l'âme est une idée expérimentale . Ce n'est pas la tête, c'est le cœur qui mène le monde . La religion vit sur ces sentiments éternels de l'humanité . Comme le dit Pascal, l'homme est fait pour la recherche de la vérité et non pour sa possession . Il faut la grâce, c'est-à-dire que l'homme n'est pas libre de changer sans cela ... Espérance " ...
... Voilà le point où m'ont mené les chaînes de rapprochements qui se sont déroulés en moi depuis plus d'un demi-siècle . Que le lecteur, au demeurant, ne s'y trompe pas . Ma conclusion dépasse ou prolonge peut-être la pensée de Bernard Grasset, mais ne la contredit pas . Notre auteur est un pur psychologue, qui n'est à son aise que dans les choses de l'homme ; encore que l'homme, selon moi, ne se puisse explicitement ou implicitement séparer de Dieu .
Mais là on doit ajouter que Grasset n'est pas enclin à reconnaître que ses vues le conduisent à la transcendance . Lorsqu'il la rencontre, il la sent plutôt comme une barrière que comme une voie qui lui serait ouverte . Je franchis la barrière ; lui pas . Mais quoi de plus démonstratif ? Car cela même montre l'accord surprenant de deux pensées dont l'une n'est pas la copie de l'autre, puisqu'elles sont copiées l'une et l'autre sur ce qu'est la réalité pour chacun de nous deux . Cette convergence et cette diversité, voire ce refus, chez l'un, du terme auquel l'autre arrive, n'est-ce point la meilleure preuve de la fécondité des vues de Bernard Grasset ? Je ne crois pas, en tout cas, qu'il ait à redouter pour " son idée simple et nue " les réflexions qui m'en vinrent et qui lui parurent d'abord, je dois le dire, hors de l'objet .
J'ai cru devoir montrer mon texte à Bernard Grasset . Il s'en déclare comblé .
" Pourtant m'écrit-il, la question de savoir si je franchis ou non la barrière, me semble hors de propos . Parlant de la science, dans ses rapports avec la croyance, mon oncle, le Dr Grasset, qui était un croyant, disait :
Nec serva nee domina . C'est à quoi je me tiens " .
- Là est bien, en effet, ce qui nous distingue . Ma demeure, comme eût dit mon vieux maître Lachelier [ Jules Lachelier, philosophe français, 1823-1918 ] , est composée de " deux étages " , science, foi, entre lesquels est établi un " escalier " que je parcours constamment, à la montée et à la descente . Celle de notre auteur, comme celle de son oncle Joseph Grasset - que j'admirais beaucoup - , comme celle de Lachelier - que je vénérais -, est composée de " deux étages entre lesquels il y a pas d'escalier " .
Telle est, en tous cas, mon exacte position en face du beau texte que l'on va lire . ""
Jacques CHEVALIER .Cérilly dans l'Allier , septembre 1953 .
Après vous avoir présenté ci-dessus les "états d'âme " de l'auteur de l'avant propos ,voici ci-dessous le début du texte de Bernard Grasset qui va nous faire " sentir " ... pénétrer, saisir cette pensée dense , féconde, profonde, généreuse, noble ....
"" Il y a quelques années, l'Académie de Clermont avait donné comme sujet de dissertation : Comprendre et Inventer .
Je me trouvais en séjour chez un professeur de la ville, qui me montra des copies d'élèves . Tous s'étaient bornés à opposer les deux termes, comme leur semblaient s'opposer une faculté que tous les hommes se partagent, et le privilège du génie .J'avais soumis à mon hôte deux définitions qui, tout à l'inverse, faisaient apparaître, sous les opérations distinctes de comprendre et d'inventer, exactement le même mécanisme . Elles lui parurent valoir, et d'abord par leur simplicité . Je me résous aujourd'hui à les livrer, avec des réflexions qui me vinrent par la suite .
Pour moi, comprendre, c'est rapprocher [ tisser des liens,entre ,unir, réunir, comparer] , deux choses qu'on a déjà rapprochées [mises en parallèle, analysées] .
Inventer, c'est rapprocher deux choses qu'on n'a pas encore rapprochées .
Certes, je n'entends pas que tout le comprendre, ni tout l'inventer, tiennent dans le rapprochement, mais que le rapprochement est le mécanisme commun de l'intelligence dans l'opération de comprendre, et du génie dans celle d inventer .
Il en va même, ici et là, de la seule démarche de l'esprit offerte à l'homme, dans l'ordre du connaître ; car mon objet est de rendre clair que l'homme ne peut pas dépasser, dans la connaissance, les rapprochements qu'on a faits avant lui, ou qu'il est le premier à faire .
" Les choses se passent comme si ... " : c'est le mot de la science, en face d'un phénomène, dont, pour la première fois, elle s'occupe, ne peut qu'en rapprocher le déroulement de celui d'un autre phénomène qu'elle avait antérieurement observé . Par ses lois, elle ne prétend pas s'élever aux causes, mais, tout uniment, fixer des enchaînement nécessaires . En somme, elle s'en tient au " comment " des choses . Et quand bien même elle parvient, par des rapprochements entre le connu et l'inconnu, à prévoir le déroulement, jusqu'alors ignoré, d'un phénomène - voire à le reproduire, en réalisant, par l'imitation, les conditions qui l'ont amené - elle n'avance en rien dans la connaissance du " pourquoi " des choses , c'est-à-dire des forces ou principes qui commandent ces divers déroulements .
Ici, la langue ne peut qu'être mise en défaut, car il s'agit de cette essence des choses, où nous ne pouvons pénétrer et qu'ainsi nous ne saurions nommer . - Qu'il en aille là des limites de l'homme, c'est une vérité reconnue depuis que l'homme pense . Mais, peut-être, n'avait-on pas assez clairement exposé que, l'essence des choses nous échappant, il ne nous reste, comme opération de la pensée - et dans toute l'étendue de la connaissance - que les rapprochements que nous faisons entre les apparences .
Nous côtoyons, ici, le domaine de la métaphysique où ne porte pas notre regard . Restons à ce qui tombe sous nos sens, à ce que nous pouvons observer, prévoir et reproduire, et que nous appelons les choses ; à ce monde des phénomènes, unique matière du progrès, mais suffisant au progrès, au point qu'il n'est pas interdit de penser que le génie humain parvienne à supprimer la vie de notre planète, par des rapprochements successifs entre les phénomènes, c'est-à-dire entre des apparences , et leur reproduction par l'imitation, dans la totale ignorance du " pourquoi " des choses . C'est que les techniques les plus complexes - à quoi l'homme doit d'être devenu " le contremaître de la création " , selon le mot de Claude Bernard - ne sont que l'aboutissement d'un progrès incessant, ayant comme point de départ, en chaque ordre, la simple imitation d'un phénomène naturel, tel que nos sens l'ont perçu, c'est-à-dire d'une apparence .
Dans cet exposé, c'est l'invention qui a mon souci . L'invention et ses LIMITES . Mais d'abord son mécanisme, où je vois celui-là même du comprendre : un rapprochement entre deux choses .
Inventer, c'est, en somme, être le premier à comprendre .
Donc, dans l'inventer il y a nécessairement le comprendre .
Mais si j'avance que dans la simple compréhension il y a l'invention, et même que l'on puisse dire que, pour l'esprit, tout soit création, on attendra, je pense, que je m'explique . Je prie donc, là, qu'on me suive .
On enseigne pas une chose comme on verse un liquide d'un récipient dans un verre ; mais plutôt comme on introduit un germe, pour qu'il croisse .
Prenons un exemple tout simple . Si vous essayez de faire comprendre à un enfant une notion, il ne réagira pas par une acceptation ou un refus, comme il ferait d'un aliment qu'on lui proposerait . C'est à son esprit que vous faites appel - disons : à sa faculté d'imaginer . Son esprit vous répondra par un acte et n'attendra même pas que vous ayez achevé vos explications pour se mettre en frais, la notion proposée agissant en lui comme un germe .
Dès vos premiers mots, l'enfant construira . Il bâtira une chose à l'image de celle que vous entendez lui enseigner, et parfois ne ressemblant que fort peu au modèle .
Mais, si complexe que soit la notion, qu'on prétend lui rendre claire, il élèvera une construction ( à partir d'assises, de savoirs antérieurs) . C'est qu'il faut une complète maturité pour repousser en bloc, comme absurde ou trop complexe, la notion proposée . En somme, pour se refuser à construire . L'enfant, lui, construira toujours, et sa construction sera nécessairement originale, - ce en quoi tient l'invention .
J'ai pris l'exemple d'un enfant, mais il vaut pour tous . On peut concevoir que l'esprit, simplement, recueille . L'esprit est mouvement . Comprendre, c'est toujours bâtir une construction personnelle en face de la construction qui vous est proposée . En ce sens, j'ai pu écrire :
Comprendre, c'est créer pour son propre usage .
J'en étais là de ces notes, où je me plais à ramener à la même démarche de l'esprit, comprendre et inventer, quand une amie, à qui je les avais montrées, me lança :
" Et le Génie ? " - " Vous entendez sans doute, par là, l'invention ? " lui répondis-je . " Eh bien, l'invention c'est un regard " . Rapprocher deux choses qu'on n'avait pas encore rapprochées (intégrées, comparées dans son propre esprit, à tout ce qu'il contient dans ses " cases " , ses étagères plus ou moins bien rangées !) , c'est en effet vite dit . Encore faut-il les voir . Et d'abord les distinguer parmi toutes les autres ; la science dit : les isoler . Et là, c'est bien affaire de regard . J'ai touché à la question dans l'un de mes premiers ouvrages, à propos de la pénétration psychologique ...
... Si, à ce point de mes explications, je me réfère à ce texte, c'est qu'il faut bien entendre par regard, dans l'invention, un usage particulier des sens, propre à chaque ordre de connaissance . Et non point, d'ailleurs, d'un seul sens, mais de tous ; car on imagine fort bien que, dans telle recherche, ce soit plus encore par l'odorat ou par le toucher que par la vue, que le savant décèle les rapprochements qui feront sa découverte .
Il va de soi que le regard du savant est commandé, et en quelque sorte dirigé par les préoccupations qui le mènent . C'est la part de l'intuition dans la découverte, où entre quelque chose de l'ordre du vœu . Disons : le souhait qu'une chose soit vraie, parce qu'elle en expliquerait beaucoup d'autres . Et c'est à ce vœu informulé que le savant doit d'isoler tel phénomène au milieu d'autres, sans qu'il ait encore observé dans ce phénomène le rapprochement qui l'éclairera . Vœu ou certitude, on ne sait comment dire ; car il est des certitudes qui devancent les preuves ...
... Qu'une façon de prescience conduise le regard du savant et qu' ainsi l'esprit commande la découverte, ce n'est pas à dire que nous puissions dépasser, dans la connaissance, des rapprochements entre les phénomènes ; puisque, aussi bien, cette prescience ne tient que dans des rapprochements qu'a faits notre inconscient, avant notre intelligence . On ne saurait néanmoins concevoir une suite de découvertes, dans aucun ordre - en somme, le progrès - si le savant devait attendre du hasard le rapprochement où lui apparaîtra une nouvelle liaison de phénomènes .
Ce n'est, sans doute, que dans les premiers temps de l'homme que le hasard fut le principal artisan de la découverte . Encore peut-on penser que l'homme observa le phénomène du feu pendant des millénaires, avant de le rapprocher du phénomène dont l'imitation devait lui permettre de produire le feu .
Et, déjà, en ces circonstances premières, on doit, selon nous, parler de l'intuition du génie, pour les premiers qui rapprochèrent ou qui imitèrent . Toujours est-il que dans les exemples que je m'apprête à donner de ces rapprochements, en quoi tient toute découverte, la part de l'intuition apparaîtra, comme il sied, prépondérante .
Mais, avant d'en venir au mécanisme de l'invention, je tiens à dire que je ne pénètre dans ce domaine qu'avec un bagage fort mince . Il ne reste rien, en effet, des notions de science qu'on demandait naguère à un bachelier . Et, depuis mes études, j'ai négligé la science et ses progrès, ne pouvant me donner à une chose qu'entièrement . En ramenant, comme je fais au début de ces notes, à des rapprochements tout l'inventer, j'avais juste dans l'esprit quelques exemples-types de découvertes - où tous les manuels disent : rapprochement - comme celle de la pesanteur de Newton, et le souvenir d'un ouvrage, lu il y a plus de vingt ans, La Vie de Pasteur par René Vallery-Radot . De ce livre, j'avais retenu que Pasteur fut conduit à certaines découvertes par des rapprochements entre des phénomènes que son génie avait isolés . C'était peu, on en conviendra, pour oser ériger en dogme que tout l'inventer tint dans le rapprochement . Aussi avais-je d'abord songé à soumettre ma définition à des savants, en divers ordres de recherches . Pourtant la notion me paraissait ( me semblait à l'esprit) d'évidence . Puisque l'essence des choses nous échappe, et que nous ne percevons que des apparences, quelle autre opération pourrait s'offrir à notre esprit que celles que permettent des apparences, c'est-à-dire l'observation de ressemblances et de différences entre des phénomènes, quant à
l'impression qu'en recueillent nos divers sens
et quand à leur déroulement, la mesure de ces ressemblances et différences, c'est-à-dire la fixation de leur place exacte, à des échelles établies arbitrairement par l'homme, pour la commodité de ses comparaisons [ comme il a établi la monnaie pour la commodité de ses échanges] , opérations devant aboutir à la découverte d'une nouvelle liaison de phénomènes et à sa reproduction par l'imitation, et tenant toutes dans des comparaisons entre des impressions recueillies par nos sens .
Je me crus donc dispensé de consulter des savants sur les limites de l'invention, du fait que des impressions recueillies par nos sens, et interprétées par notre esprit, selon les modes de notre esprit (variables selon les individus, les moments , les contextes et les époques des réflexions) , c'est-à-dire relatives, ne pouvaient permettre rien d'autre que des comparaisons, venues de rapprochements, et ne valant, d'ailleurs, que pour l'homme . Ma définition de l'inventer se trouvait donc confirmée par une loi de l'homme .
Pourtant, en une certaine occasion, ayant eu l'avantage de parler au Prince Louis de Broglie , je lui posai deux questions : " Croyez-vous, Maître, lui demandais-je, que toute invention se ramène à un rapprochement ? " Après avoir un temps, réfléchi, il me répondit : " Oui . " La seconde question que je lui posai, fut celle-ci : " Vous sentez-vous tributaire, en chacune de vos découvertes, d'une suite de découvertes sans lesquelles la vôtre n'aurait pas pu être ? " Il me répondit aussi " Oui " "...
Voici proposé, ci-dessus [en vue de vous inciter à prendre connaissance et donc acquérir ce livre remarquable et admirable] , le début de ce texte important à deux points de vue :
- Une incitation à réfléchir sur les processus et les mécanismes de la pensée qui conduisent les savants et les hommes en général à " construire les nouvelles connaissances " .
- Un exemple de présentation et d'organisation d'un texte , de rédaction dans un langage de grande qualité, en particulier dans la construction des phrases et du maniement de la ponctuation ,remarquables .
Vous devez prendre connaissance de la suite de cet ouvrage, pour " comprendre de multiples points de vue " concernant l'élaboration progressive des Sciences Humaines et de la Matière, au cours des Ages . L'auteur s'appuie [et analyse ] tout au long de ce texte très riche, sur les œuvres de nombreux savants qui participèrent à la construction du Savoir et des Sciences .
Cordialement, bien à vous tous, Gerboise .
Bernard Grasset, 1881-1955, entreprend des études d'économie et obtient son doctorat . En 1905, il rejoint Paris et fonde sa maison d'édition qui porte son nom .
Voici un ouvrage de Réflexion que les lecteurs de Gerboise auront grand intérêt à lire, tant l'analyse de l'auteur est profonde et formatrice de l'esprit dans ce champ prépondérant de la connaissance . Nous allons, en vue de vous faire connaître ce personnage, et son texte remarquable,vous présenter des passages de l'Avant-Propos du livre, rédigé par Jacques CHEVALIER en Septembre 1953 . [Jacques Chevalier, 1882-1962, philosophe catholique et homme politique français] .
"" Un fait occasionnel, auquel nul n'aurait pris garde, met en branle une pensée . On nous conte le cheminement, les démarches, les retours, les succès . Et c'est l'étude magistrale, dense et forte, qu'on va lire . Magistrale, ce n'est pas trop dire . C'est dire, en tout cas, ce que j'en pense . Et je ne suis pas le seul à penser ainsi . Ceux qui ont eu, comme moi, la chance d'être associés à l'élaboration de ce texte, - et parmi eux deux hommes de recherches éminents ( qui sont au-dessus du niveau commun, d'ordre supérieur, exceptionnels) , et cet esprit si fin et pénétrant qu'est Léon Bérard - ne m'ont pas caché le sentiment d'admiration que provoqua en eux l'étude de Bernard Grasset .
Les raisons qui motivent notre admiration ? Le lecteur me permettra de ne les point détailler . J'aime mieux lui laisser le plaisir de les découvrir, d'autant qu'on n'est jamais si bien persuadé que par les raisons qu'on a trouvées soi- même . Mais ce que je voudrais dire brièvement ici, c'est la stimulation que m'a donnée pareille lecture, et c'est bien la manière dont, par des voies toutes différentes, et avec de significatives variantes d'interprétation - qui sauteront aux yeux du lecteur attentif - j'étais arrivé, de mon côté, à des conclusions qui recoupent singulièrement celles de Bernard Grasset . "Rapprochement " certes, et qui est bien digne de remarque, car il est de lointaine portée ...
... Cette convergence des voies, cette rencontre de deux esprits qui ne cherchent et n'aiment que la Vérité, et qui, dans l'appréhension qu'ils en ont, conservent l'un et l'autre leur mode d'appréhension et leurs nuances qu'il comporte, - comme les vitraux du moyen âge multiplient la lumière qu'ils brisent en faisceaux éclatants par leur bulles et leurs soufflures, - voilà ce qui me ravit et m'enchanta lors de la lecture de ce travail . J'y trouvai, non pas l'éditeur généreusement appliqué à étendre l'audience de ceux qui se sont confiés à lui et à mettre leurs œuvres en valeur : c'est trop souvent à cela qu'on pense lorsqu'on évoque le nom de Bernard Grasset . J'y trouvai l'écrivain, le moraliste qui n'a jamais sacrifié à la vogue ni à la mode, n'étant préoccupé que de donner une voix au vrai . J'y trouvai mieux que l'auteur : l'homme, celui dont, il y a un quart de siècle, j'avais retenu en mon cœur les remarques sur la Psychologie de l'immortalité, et les lignes liminaires (placé en tête d'un ouvrage, d'un discours) dont je reçus comme un choc : " Toute l'explication de l'homme tient en ceci qu'il ne peut accepter de finir " ...
... Bernard Grasset nous conte donc ici ce qui éveilla sa pensée : un sujet de dissertation proposé, il y a quelques années, par l'Académie de Clermont, et qui avait pour titre " Comprendre et inventer " . Sur ce thème le voilà qui médite . Au lieu d'opposer les deux termes, il s'aperçoit - et c'est là, proprement, sa découverte - qu'ils définissent un seul et même acte, un seul et même mécanisme constitutif de l'intelligence : le rapprochement ; avec cette différence, toutefois, ajoute-t-il,
que " comprendre , c'est rapprocher deux choses que l'on a déjà rapprochées ; inventer, c'est rapprocher deux choses qu'on n'a pas encore rapprochées ".
Partant de là, stimulée par la question d'une amie, par deux réponses de Louis de Broglie, par l'objection d'un mathématicien, par les définitions des philosophes et des théologiens, par l'instinct d'un chien qu'il observa enfant, par l'attentive considération de la démarche d'un Pasteur et, par-dessus tout, de Claude Bernard son véritable maître, par l'humanité de la Princesse de Clèves et la recréation d'un Balzac de la foi d'un Descartes et par celle de Pascal, sa pensée, avec des détours imprévus qui en font le prix, s'achemine vers son terme : une fenêtre largement ouverte sur le réel et sur la source mystérieuse du génie, qui, encadrée dans ces étroites limites, nous livre cependant une vue de l'infini où se recèle l'essence des choses .
Voilà qui est bien, et qui me contente pleinement, s'il est vrai que le contentement intérieur consiste dans la joie de découvrir ce que l'on croyait déjà connaître et de le reconnaître en effet : n'est-ce pas dans la reconnaissance, fille de la découverte, que réside, en fin de compte, toute connaissance vraie, je veux dire réelle ? Car, à bien prendre les choses, est-il sûr que comprendre soit rapprocher deux choses " qu'on a déjà rapprochées " ?
Au reste, comprendre vraiment, au sens où Pascal dit : " Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point, par la pensée je le comprends " , comprendre l'univers ou, ce qui revient au même, le toucher en son fond sur un point, comme nous faisons par la conscience, dont l'observation nous révèle les limites du même coup que la valeur, c'est inventer, c'est découvrir, c'est voir ce qu'on n'avait pas vu encore ...
... L'éblouissement fut tel qu'un jour, sur les bords du Cherwell, alors qu'un impassible Anglais d'Oxford, frappa du pied le sol en me disant : " Enfin, que faisons-nous ici-bas ? Que sommes-nous ? To be or not to be ? " je lui répondis : " L'être, le voilà . Je l'ai trouvé " . Je ne le convainquis pas d'ailleurs, ni alors, ni plus tard, lorsque je le revis à la Société des Nations : car on ne comprend que ce qu'on a trouvé . Mais j'avais compris, moi : je dis bien compris " et non pas " inventé " . Toute compréhension véritable est de la nature d'une invention : elle consiste à voir ce qu'on avait regardé sans le voir, elle consiste à percer le voile des apparences sensibles et celui des rapprochements déjà faits pour être mis en face avec l'ineffable ( qui ne peut être exprimé par des paroles) réalité, ou son image et son vestige, ainsi que le disent les grands théoriciens médiévaux de l'analogie .
Bref, je compris la science en l'inventant . Et je compris le mystère de la vie intérieure et supérieure, en comprenant, précisément, qu'elle est un mystère incompréhensible .
Tous ceux qui ont éprouvé cette joie me comprendront . Bernard Grasset dit quelque part dans son essai : " Voilà ce qu'écrit Claude Bernard, dans le seul souci d'être complet en matière expérimentale, sans que, à l'en croire, l'ait jamais effleuré l'inquiétude religieuse " .
Mais si ! Claude Bernard, toute sa vie, a été possédé, il a été stimulé en matière expérimentale même, par l'inquiétude religieuse, et par la question ultime du pourquoi dernier des choses ; il l'a dit, en termes de feu, dans un précieux cahier inédit, Philosophie, que Justin Godart a retrouvé dans sa maison natale, à Saint-Julien, et que j'ai publié en 1937 chez Boivin .
" Il faut que l'homme croie toujours à quelque chose de surnaturel . Que l'on remplace le mot Dieu par le mot Humanité c'est toujours la même chose ...
Ainsi, aujourd'hui, des gens qui rougiraient de croire à l' Eucharistie croient aux tables tournantes .
Croire, raisonner, expérimenter . Religion, philosophie, science . Ces trois choses se développent, mais ne se remplaceront pas . Tout est expérimental et tout dérive de la nature des choses que nous ne pouvons changer " . Mais aussi : " l'idée de l'immortalité de l'âme est une idée expérimentale . Ce n'est pas la tête, c'est le cœur qui mène le monde . La religion vit sur ces sentiments éternels de l'humanité . Comme le dit Pascal, l'homme est fait pour la recherche de la vérité et non pour sa possession . Il faut la grâce, c'est-à-dire que l'homme n'est pas libre de changer sans cela ... Espérance " ...
... Voilà le point où m'ont mené les chaînes de rapprochements qui se sont déroulés en moi depuis plus d'un demi-siècle . Que le lecteur, au demeurant, ne s'y trompe pas . Ma conclusion dépasse ou prolonge peut-être la pensée de Bernard Grasset, mais ne la contredit pas . Notre auteur est un pur psychologue, qui n'est à son aise que dans les choses de l'homme ; encore que l'homme, selon moi, ne se puisse explicitement ou implicitement séparer de Dieu .
Mais là on doit ajouter que Grasset n'est pas enclin à reconnaître que ses vues le conduisent à la transcendance . Lorsqu'il la rencontre, il la sent plutôt comme une barrière que comme une voie qui lui serait ouverte . Je franchis la barrière ; lui pas . Mais quoi de plus démonstratif ? Car cela même montre l'accord surprenant de deux pensées dont l'une n'est pas la copie de l'autre, puisqu'elles sont copiées l'une et l'autre sur ce qu'est la réalité pour chacun de nous deux . Cette convergence et cette diversité, voire ce refus, chez l'un, du terme auquel l'autre arrive, n'est-ce point la meilleure preuve de la fécondité des vues de Bernard Grasset ? Je ne crois pas, en tout cas, qu'il ait à redouter pour " son idée simple et nue " les réflexions qui m'en vinrent et qui lui parurent d'abord, je dois le dire, hors de l'objet .
J'ai cru devoir montrer mon texte à Bernard Grasset . Il s'en déclare comblé .
" Pourtant m'écrit-il, la question de savoir si je franchis ou non la barrière, me semble hors de propos . Parlant de la science, dans ses rapports avec la croyance, mon oncle, le Dr Grasset, qui était un croyant, disait :
Nec serva nee domina . C'est à quoi je me tiens " .
- Là est bien, en effet, ce qui nous distingue . Ma demeure, comme eût dit mon vieux maître Lachelier [ Jules Lachelier, philosophe français, 1823-1918 ] , est composée de " deux étages " , science, foi, entre lesquels est établi un " escalier " que je parcours constamment, à la montée et à la descente . Celle de notre auteur, comme celle de son oncle Joseph Grasset - que j'admirais beaucoup - , comme celle de Lachelier - que je vénérais -, est composée de " deux étages entre lesquels il y a pas d'escalier " .
Telle est, en tous cas, mon exacte position en face du beau texte que l'on va lire . ""
Jacques CHEVALIER .Cérilly dans l'Allier , septembre 1953 .
Après vous avoir présenté ci-dessus les "états d'âme " de l'auteur de l'avant propos ,voici ci-dessous le début du texte de Bernard Grasset qui va nous faire " sentir " ... pénétrer, saisir cette pensée dense , féconde, profonde, généreuse, noble ....
"" Il y a quelques années, l'Académie de Clermont avait donné comme sujet de dissertation : Comprendre et Inventer .
Je me trouvais en séjour chez un professeur de la ville, qui me montra des copies d'élèves . Tous s'étaient bornés à opposer les deux termes, comme leur semblaient s'opposer une faculté que tous les hommes se partagent, et le privilège du génie .J'avais soumis à mon hôte deux définitions qui, tout à l'inverse, faisaient apparaître, sous les opérations distinctes de comprendre et d'inventer, exactement le même mécanisme . Elles lui parurent valoir, et d'abord par leur simplicité . Je me résous aujourd'hui à les livrer, avec des réflexions qui me vinrent par la suite .
Pour moi, comprendre, c'est rapprocher [ tisser des liens,entre ,unir, réunir, comparer] , deux choses qu'on a déjà rapprochées [mises en parallèle, analysées] .
Inventer, c'est rapprocher deux choses qu'on n'a pas encore rapprochées .
Certes, je n'entends pas que tout le comprendre, ni tout l'inventer, tiennent dans le rapprochement, mais que le rapprochement est le mécanisme commun de l'intelligence dans l'opération de comprendre, et du génie dans celle d inventer .
Il en va même, ici et là, de la seule démarche de l'esprit offerte à l'homme, dans l'ordre du connaître ; car mon objet est de rendre clair que l'homme ne peut pas dépasser, dans la connaissance, les rapprochements qu'on a faits avant lui, ou qu'il est le premier à faire .
" Les choses se passent comme si ... " : c'est le mot de la science, en face d'un phénomène, dont, pour la première fois, elle s'occupe, ne peut qu'en rapprocher le déroulement de celui d'un autre phénomène qu'elle avait antérieurement observé . Par ses lois, elle ne prétend pas s'élever aux causes, mais, tout uniment, fixer des enchaînement nécessaires . En somme, elle s'en tient au " comment " des choses . Et quand bien même elle parvient, par des rapprochements entre le connu et l'inconnu, à prévoir le déroulement, jusqu'alors ignoré, d'un phénomène - voire à le reproduire, en réalisant, par l'imitation, les conditions qui l'ont amené - elle n'avance en rien dans la connaissance du " pourquoi " des choses , c'est-à-dire des forces ou principes qui commandent ces divers déroulements .
Ici, la langue ne peut qu'être mise en défaut, car il s'agit de cette essence des choses, où nous ne pouvons pénétrer et qu'ainsi nous ne saurions nommer . - Qu'il en aille là des limites de l'homme, c'est une vérité reconnue depuis que l'homme pense . Mais, peut-être, n'avait-on pas assez clairement exposé que, l'essence des choses nous échappant, il ne nous reste, comme opération de la pensée - et dans toute l'étendue de la connaissance - que les rapprochements que nous faisons entre les apparences .
Nous côtoyons, ici, le domaine de la métaphysique où ne porte pas notre regard . Restons à ce qui tombe sous nos sens, à ce que nous pouvons observer, prévoir et reproduire, et que nous appelons les choses ; à ce monde des phénomènes, unique matière du progrès, mais suffisant au progrès, au point qu'il n'est pas interdit de penser que le génie humain parvienne à supprimer la vie de notre planète, par des rapprochements successifs entre les phénomènes, c'est-à-dire entre des apparences , et leur reproduction par l'imitation, dans la totale ignorance du " pourquoi " des choses . C'est que les techniques les plus complexes - à quoi l'homme doit d'être devenu " le contremaître de la création " , selon le mot de Claude Bernard - ne sont que l'aboutissement d'un progrès incessant, ayant comme point de départ, en chaque ordre, la simple imitation d'un phénomène naturel, tel que nos sens l'ont perçu, c'est-à-dire d'une apparence .
Dans cet exposé, c'est l'invention qui a mon souci . L'invention et ses LIMITES . Mais d'abord son mécanisme, où je vois celui-là même du comprendre : un rapprochement entre deux choses .
Inventer, c'est, en somme, être le premier à comprendre .
Donc, dans l'inventer il y a nécessairement le comprendre .
Mais si j'avance que dans la simple compréhension il y a l'invention, et même que l'on puisse dire que, pour l'esprit, tout soit création, on attendra, je pense, que je m'explique . Je prie donc, là, qu'on me suive .
On enseigne pas une chose comme on verse un liquide d'un récipient dans un verre ; mais plutôt comme on introduit un germe, pour qu'il croisse .
Prenons un exemple tout simple . Si vous essayez de faire comprendre à un enfant une notion, il ne réagira pas par une acceptation ou un refus, comme il ferait d'un aliment qu'on lui proposerait . C'est à son esprit que vous faites appel - disons : à sa faculté d'imaginer . Son esprit vous répondra par un acte et n'attendra même pas que vous ayez achevé vos explications pour se mettre en frais, la notion proposée agissant en lui comme un germe .
Dès vos premiers mots, l'enfant construira . Il bâtira une chose à l'image de celle que vous entendez lui enseigner, et parfois ne ressemblant que fort peu au modèle .
Mais, si complexe que soit la notion, qu'on prétend lui rendre claire, il élèvera une construction ( à partir d'assises, de savoirs antérieurs) . C'est qu'il faut une complète maturité pour repousser en bloc, comme absurde ou trop complexe, la notion proposée . En somme, pour se refuser à construire . L'enfant, lui, construira toujours, et sa construction sera nécessairement originale, - ce en quoi tient l'invention .
J'ai pris l'exemple d'un enfant, mais il vaut pour tous . On peut concevoir que l'esprit, simplement, recueille . L'esprit est mouvement . Comprendre, c'est toujours bâtir une construction personnelle en face de la construction qui vous est proposée . En ce sens, j'ai pu écrire :
Comprendre, c'est créer pour son propre usage .
J'en étais là de ces notes, où je me plais à ramener à la même démarche de l'esprit, comprendre et inventer, quand une amie, à qui je les avais montrées, me lança :
" Et le Génie ? " - " Vous entendez sans doute, par là, l'invention ? " lui répondis-je . " Eh bien, l'invention c'est un regard " . Rapprocher deux choses qu'on n'avait pas encore rapprochées (intégrées, comparées dans son propre esprit, à tout ce qu'il contient dans ses " cases " , ses étagères plus ou moins bien rangées !) , c'est en effet vite dit . Encore faut-il les voir . Et d'abord les distinguer parmi toutes les autres ; la science dit : les isoler . Et là, c'est bien affaire de regard . J'ai touché à la question dans l'un de mes premiers ouvrages, à propos de la pénétration psychologique ...
... Si, à ce point de mes explications, je me réfère à ce texte, c'est qu'il faut bien entendre par regard, dans l'invention, un usage particulier des sens, propre à chaque ordre de connaissance . Et non point, d'ailleurs, d'un seul sens, mais de tous ; car on imagine fort bien que, dans telle recherche, ce soit plus encore par l'odorat ou par le toucher que par la vue, que le savant décèle les rapprochements qui feront sa découverte .
Il va de soi que le regard du savant est commandé, et en quelque sorte dirigé par les préoccupations qui le mènent . C'est la part de l'intuition dans la découverte, où entre quelque chose de l'ordre du vœu . Disons : le souhait qu'une chose soit vraie, parce qu'elle en expliquerait beaucoup d'autres . Et c'est à ce vœu informulé que le savant doit d'isoler tel phénomène au milieu d'autres, sans qu'il ait encore observé dans ce phénomène le rapprochement qui l'éclairera . Vœu ou certitude, on ne sait comment dire ; car il est des certitudes qui devancent les preuves ...
... Qu'une façon de prescience conduise le regard du savant et qu' ainsi l'esprit commande la découverte, ce n'est pas à dire que nous puissions dépasser, dans la connaissance, des rapprochements entre les phénomènes ; puisque, aussi bien, cette prescience ne tient que dans des rapprochements qu'a faits notre inconscient, avant notre intelligence . On ne saurait néanmoins concevoir une suite de découvertes, dans aucun ordre - en somme, le progrès - si le savant devait attendre du hasard le rapprochement où lui apparaîtra une nouvelle liaison de phénomènes .
Ce n'est, sans doute, que dans les premiers temps de l'homme que le hasard fut le principal artisan de la découverte . Encore peut-on penser que l'homme observa le phénomène du feu pendant des millénaires, avant de le rapprocher du phénomène dont l'imitation devait lui permettre de produire le feu .
Et, déjà, en ces circonstances premières, on doit, selon nous, parler de l'intuition du génie, pour les premiers qui rapprochèrent ou qui imitèrent . Toujours est-il que dans les exemples que je m'apprête à donner de ces rapprochements, en quoi tient toute découverte, la part de l'intuition apparaîtra, comme il sied, prépondérante .
Mais, avant d'en venir au mécanisme de l'invention, je tiens à dire que je ne pénètre dans ce domaine qu'avec un bagage fort mince . Il ne reste rien, en effet, des notions de science qu'on demandait naguère à un bachelier . Et, depuis mes études, j'ai négligé la science et ses progrès, ne pouvant me donner à une chose qu'entièrement . En ramenant, comme je fais au début de ces notes, à des rapprochements tout l'inventer, j'avais juste dans l'esprit quelques exemples-types de découvertes - où tous les manuels disent : rapprochement - comme celle de la pesanteur de Newton, et le souvenir d'un ouvrage, lu il y a plus de vingt ans, La Vie de Pasteur par René Vallery-Radot . De ce livre, j'avais retenu que Pasteur fut conduit à certaines découvertes par des rapprochements entre des phénomènes que son génie avait isolés . C'était peu, on en conviendra, pour oser ériger en dogme que tout l'inventer tint dans le rapprochement . Aussi avais-je d'abord songé à soumettre ma définition à des savants, en divers ordres de recherches . Pourtant la notion me paraissait ( me semblait à l'esprit) d'évidence . Puisque l'essence des choses nous échappe, et que nous ne percevons que des apparences, quelle autre opération pourrait s'offrir à notre esprit que celles que permettent des apparences, c'est-à-dire l'observation de ressemblances et de différences entre des phénomènes, quant à
l'impression qu'en recueillent nos divers sens
et quand à leur déroulement, la mesure de ces ressemblances et différences, c'est-à-dire la fixation de leur place exacte, à des échelles établies arbitrairement par l'homme, pour la commodité de ses comparaisons [ comme il a établi la monnaie pour la commodité de ses échanges] , opérations devant aboutir à la découverte d'une nouvelle liaison de phénomènes et à sa reproduction par l'imitation, et tenant toutes dans des comparaisons entre des impressions recueillies par nos sens .
Je me crus donc dispensé de consulter des savants sur les limites de l'invention, du fait que des impressions recueillies par nos sens, et interprétées par notre esprit, selon les modes de notre esprit (variables selon les individus, les moments , les contextes et les époques des réflexions) , c'est-à-dire relatives, ne pouvaient permettre rien d'autre que des comparaisons, venues de rapprochements, et ne valant, d'ailleurs, que pour l'homme . Ma définition de l'inventer se trouvait donc confirmée par une loi de l'homme .
Pourtant, en une certaine occasion, ayant eu l'avantage de parler au Prince Louis de Broglie , je lui posai deux questions : " Croyez-vous, Maître, lui demandais-je, que toute invention se ramène à un rapprochement ? " Après avoir un temps, réfléchi, il me répondit : " Oui . " La seconde question que je lui posai, fut celle-ci : " Vous sentez-vous tributaire, en chacune de vos découvertes, d'une suite de découvertes sans lesquelles la vôtre n'aurait pas pu être ? " Il me répondit aussi " Oui " "...
Voici proposé, ci-dessus [en vue de vous inciter à prendre connaissance et donc acquérir ce livre remarquable et admirable] , le début de ce texte important à deux points de vue :
- Une incitation à réfléchir sur les processus et les mécanismes de la pensée qui conduisent les savants et les hommes en général à " construire les nouvelles connaissances " .
- Un exemple de présentation et d'organisation d'un texte , de rédaction dans un langage de grande qualité, en particulier dans la construction des phrases et du maniement de la ponctuation ,remarquables .
Vous devez prendre connaissance de la suite de cet ouvrage, pour " comprendre de multiples points de vue " concernant l'élaboration progressive des Sciences Humaines et de la Matière, au cours des Ages . L'auteur s'appuie [et analyse ] tout au long de ce texte très riche, sur les œuvres de nombreux savants qui participèrent à la construction du Savoir et des Sciences .
Cordialement, bien à vous tous, Gerboise .
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