samedi 19 décembre 2009
MONTESQUIEU, L'Esprit des Lois.Apports des états d'âme,des réflexions de ce grand penseur qui vont nous permettre de comprendre nos contextes actuels
.
L'Esprit des Lois fut publié en 1748 .
Ce qui s'offre à nous sous ce titre, c'est tout Montesquieu, toutes ses connaissances et toutes ses idées, historiques, économiques, politiques, religieuses, sociales, à propos d'une étude comparative de toutes les législations .
L'Esprit des Lois est pour Montesquieu ce que les Essais sont pour Montaigne : toute la différence est que l'étude de Montaigne, c'est l'homme moral et les ressorts spirituels ; celle de Montesquieu, l'homme social et la mécanique législative .
Chacun cause à perte de vue sur son sujet .
" Ce grand livre, dit Émile Faguet, 1847-1916, Critique français, est moins un livre qu'une existence ... Il y a là non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle toute entière ... "
Montesquieu est un esprit actif qui a toujours étudié, qui, par suite, s'est élargi, enrichi, mais aussi modifié, qui a découvert des point de vue nouveaux, changé son orientation : sa vie intellectuelle comprend plusieurs périodes distinctes . Chacune de ces périodes a laissé son dépôt dans l'Esprit des Lois ; des pensées hétérogènes, qui appartiennent à des états d'esprit différents, y forment comme des couches superposées, et d'autres fois se pénètrent, s'enchevêtrent, s'amalgament . De là la peine qu'on éprouve toujours à prendre une vue d'ensemble de l'Esprit des Lois .
Montesquieu part des idées simples ; il pose d'abord des définitions a priori ; il étudie les diverses formes de gouvernement dans l'abstrait et les fonctions fondamentales du gouvernement dans leur essence, abstraction faite du temps et du lieu ; puis il introduit la notion de l'espace, et il analyse les effets que la position dans l'espace peut avoir pour les sociétés [climat, terrain, commerce, religion, etc.] . Puis il pose la notion de temps, et dans les derniers livres, il développe quelques exemples de la variation des lois, de leur évolution historique dans un même pays . Il y a aussi, à la fin de l'ouvrage, un livre destiné à éclairer l'application, le passage de la théorie à la pratique .
Abordons les origines des parties essentielles et solides de l'ouvrage . Pendant les dix ans qu'il garda son office de magistrat, Montesquieu se dégoûta du métier de juge, et s'intéressa à la science du droit . La procédure et les formes, les procès particuliers l'ennuyèrent, les principes généraux et les sources historiques du droit captivèrent son attention .
L'idée première des recherches qui occupèrent une bonne partie de sa vie vint de là, et la forme définitive de son esprit en resta déterminée : Montesquieu sera toujours un juriste ; toutes ses idées historiques, ses vues politiques, ses conceptions philosophiques revêtirent des formes juridiques . L'Esprit des Lois se terminera par cinq livres qui sont une œuvre rigoureusement technique d'érudition juridique ; ce sont, dit le titre, " des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales " , qui sont comme le fragment et le début d'une étude d'ensemble sur les origines de la législation française .
Nous quittons ici tout à fait le point de vue politique et philosophique ; et nous n'avons plus devant nous qu'un professeur de droit .
En 1716 et dans les années suivantes, Montesquieu se laisse gagner au goût des sciences physiques et naturelles . On savait qu'il avait communiqué à l' Académie des sciences, lettres et arts de Bordeaux des recherches sur les causes de l'écho, et sur l'usage des glandes rénales . Mais, sans la récente publication de quelques opuscules inédits, on ne verrait pas bien l'importance réelle de cette période scientifique de la vie de Montesquieu ; on ne se douterait pas de l'absolue domination possédée pendant un temps sur son intelligence par l'esprit et les principes des sciences physiques et qu'une sorte de déterminisme naturaliste a précédé chez lui le mécanisme sociologique .
Qu'on lise en effet les Réflexions sur la politique : le dessein en est moral, et nous révèle ainsi la jeunesse de l'auteur . Il veut dégoûter les grands et les hommes d'État de se mettre au-dessus de la simple morale : comment les y décider ?
Par la raison que leur crimes, leurs injustices, le mal qu'ils justifient par l'utilité et le bien public, que tout cela ne sert à rien : leurs agitations sont vaines et ne changeront rien à l'action toute- puissante de causes éternelles .
Ce qui arrive est " l'effet d'une chaîne de causes infinies, qui se multiplient et se combinent de siècles en siècles " . Il n'y a pas d'individu qui puisse contrepeser cette force énorme . A quoi bon dès lors s'agiter ? Agissons, puisqu'il faut agir, mais croyons que le résultat sera le même, de quelque façon que nous agissions : et par conséquent agissons selon les lois de la commune morale, puisqu'il ne servirait à rien de les violer .
Dans un intéressant Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, Montesquieu y étudie les influences qui déterminent les tempérament des individus et des peuples . Il compose avec infiniment de sagacité et d'originalité les deux milieux, dont les pressions, agissant tantôt dans le même sens et plus souvent en sens contraire, produisent les honneurs, les volontés, les actes : le milieu moral, éducation, société, profession, et le milieu physique, où Montesquieu distingue comme facteur principal le climat .
Le climat ne peut influer sur les âmes que s'il influe d'abord sur les corps, et si les corps transmettent toutes les influences aux âmes : donc la théorie des climats suppose une liaison nécessaire des faits physiques et des faits moraux, et conduit à mettre la pure psychologie des penseurs classiques sous la dépendance de la physiologie . C'est ce que fait Montesquieu, et par certaines réflexions il indique des voies toutes nouvelles à la littérature . Il y introduit l'étude des tempéraments à la place de l'analyse des faits spirituels ; il met les nerfs à la place des passions de l'âme .
Il baigne les individus dans les milieux qui les forment et les déforment .
La théorie des climats, formulée par Bernard deFontenelle, 1657-1757, philosophe et poète français ,et Fénelon [François de Salignac de la Mothe, 1651-1715, Prélat français ], reprise et étendue par l'abbé Dubos, prend entre les mains de Montesquieu une ampleur, une précision, une portée singulières .
Elle ne passera dans l'Esprit des Lois que mutilée, rétrécie, presque faussée : car Montesquieu, supprimant à peu près les intermédiaires réels et vivants, l'homme, son âme, son corps, relie les lois humaines aux causes naturelles par un rapport direct et en quelque sorte artificiel ; il ne s'attache qu'à présenter abstraitement le tableau des dépendances réciproques et des variations simultanées qu'il a constatées entre les climats et les institutions .
Cependant cette théorie avait en soi tant de force, que, même glissée d'une manière un peu factice, et fâcheusement tronquée, elle constitua une des plus efficaces parties de l'Esprit des Lois .
En effet, elle faisait faire un grand pas à l'explication rationnelle des faits historiques ; elle écartait les hypothèses de législateurs fabuleux ou d'une Providence divine, et commençait à faire apparaître, dans le chaos des institutions humaines et la confusion des mouvements sociaux, le net déterminisme des sciences naturelles .
Ainsi la théorie des climats est donc encore un résultat de l'activité scientifique de Montesquieu . Il s'agit d'une de ses idées parmi les plus célèbres, soulignée dans l' Esprit des Lois et esquissée dans les les Lettres Persanes . Cette théorie qui souligne le fait que le climat pourrait déteindre, influencer appréciablement la nature de l'homme et de sa société, esquisse également les caractères périodiques des variations sur des durées diverses, indépendantes des activité des hommes, des intervalles où le froid alterne avec la chaleur,et où la sécheresse succède avec les pluies sur de longues et très longues périodes .
"" L'Esprit des Lois ""
" Au sortir du collège, dit Montesquieu, on me mit dans les mains des livres de droit : j'en cherchai l'esprit ..... " Son dessein, on le voit, date de loin . Mais il lui fallut de longues années d'études et de réflexions pour se retrouver dans ce dédale : " J'ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage . J'ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j'avais écrites, je sentais tous les jours les mains paternelles tomber, je suivais mon objet sans former de dessein, je ne connaissais ni les règles ni les exceptions, je ne trouvais la vérité que pour la perdre . Mais quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi, et dans le cours de vingt années, j'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et finir . "
Le dessein de Montesquieu avait été d'abord philosophique .Il voulait [ c'est la doctrine des considérations] établir, contre le scepticisme aisé des libertins et contre l'intrépide assurance d'un Bossuet, l'impossibilité d'expliquer toute l'histoire soit par le hasard, soit par la Providence . Peut-être aussi se proposait-il de maintenir, contre l'utilitarisme de Hobbes ou de Machiavel, l'existence d'une justice éternelle et de lois de nature, constituant comme le type idéal dont se rapprochent les meilleures lois humaines .
L'Esprit des Lois, dans son état définitif, garde la trace de ces préoccupations . Mais le jour vint où, éclairé par ses réflexions et ses voyages, sentant ce qu'il y avait de vain peut-être dans ces pures idéologies .
Montesquieu comprit que "
ces lois sont des rapports nécessaires qui dépendent de la nature des choses "
, et que les mieux adaptées aux conditions d'existence des peuples à qui elles sont destinées sont aussi les meilleures . D'abord déterminées par des nécessités physiques qui pèsent sur eux, elles sont influencées surtout par des causes morales :
" La nature agit toujours, mais elle est accablée par les mœurs, " dit-il quelque part .
On voit comment son principal ouvrage se rattache à ses livres antérieurs qu'il complète et couronne .
Montesquieu mit au service de son système une prodigieuse érudition : il a fait l'analyse de toutes les constitutions qu'il a pu connaître ; il a recherché dans les récits des voyageurs les coutumes des peuplades étranges ; aux textes et aux faits il a joint les commentaires des écrivains politiques : il a lu les Anciens, Platon, Aristote, et ces auteurs moins connus dont les œuvres chargeaient les rayons de sa bibliothèque ; il a lu les Italiens, Machiavel et Gravina ; les Anglais, surtout Hobbes et Locke ; les Français aussi, Bodin, Fénelon, cet abbé de Saint-Pierre, " son maître " , que sa respectueuse sympathie venge de bien des railleries ; enfin son ami, le Bordelais Melon, dont les doctrines économiques ont profondément agi sur sa pensée . Soumettant les idées de tous à sa critique, il ne s'est pas fait scrupule d'adopter celles qui convenaient à ses principes . Il a dit dans sa Préface, avec quelle admiration il s'est instruit auprès de ces grands hommes . Mais son indépendance justifiait sa fière devise : " Prolem sine matre creatam . " Comme Minerve, la déesse qui n'est point née d'une mère, son œuvre est sortie de son cerveau, tout armée . S'il est vrai, comme il le dit, que " plusieurs des historiens français avaient eu trop d'érudition pour avoir assez de génie, et d'autres trop de génie pour avoir assez d'érudition " , il a su, lui du moins, unir l'érudition au génie .
Son érudition a d'ailleurs ses limites . Il a certes vérifié les textes qu'il cite, mais souvent il n'en établit pas assez rigoureusement la valeur . Par exemple, il se réfère à des récits de voyageurs qui sont, en gros, dignes de foi . Mais il s'en tient, en général, à un seul voyageur ; il n'a pas l'idée, quand il existe plusieurs récits, de les confronter les uns aux autres . Au reste, sur un texte, fût-il sûr et sincère, peut-on, comme il le fait, fonder sans hésiter une règle ?
Soumis en apparence à une méthode prudente, il laisse paraître une confiance excessive dans les lois générales :
" J'ai posé les principes et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n'en être que les suites . "
Dès la Préface, cette audacieuse affirmation donne à réfléchir ...
... Si curieux qu'il soit de systèmes, il est bien trop réaliste pour s'attarder à l'histoire hypothétique des sociétés que tant de philosophes politiques, avant comme après lui, ont mise à la base de leur doctrine . En quelques lignes il présente une théorie qui s'oppose de tout point à celle de Hobbes : les hommes, dans l'état anarchique de nature, vivaient égaux et faibles ; " dès qu'ils s'organisent en société, l'état de guerre commence " ; pour y remédier, le droit peu à peu s'organise : droit des gens, droit politique, droit civil .
Le droit, c'est " la raison humaine en tant qu'elle gouverne les peuples de la Terre " , et les différentes lois sont les rapports nécessaires entre cette raison et les circonstancesparticulières où elle s'applique . Montesquieu, en quelque phrases nettes, résume ce qui fera l'objet de ses études :
" Il faut que les lois se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu'on veut établir, soit qu'elles le forment comme font les lois politiques, soit qu'elles le maintiennent comme font les lois civiles . Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré, à la qualité du terrain, à sa situation par rapport à l'ensemble des continents, sa grandeur, au genre de vie du peuple, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières .
Enfin, elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine et l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies . C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer . C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage . J'examine tous les ces rapports : ils forment tous ensemble ce qu'on appelle l' esprit des lois . " [ Livre I, chapitre III ]
Tel est le sujet de l'ouvrage . Ce n'en est pas tout à fait le plan ; et si ce sommaire ne va pas déjà dans quelques indécision, la composition du livre est moins nette encore .
L'auteur maintient en tête, comme les plus importants
" les rapports que les lois ont avec la nature et le principe de chaque gouvernement " ,
car c'est de là qu'il voit " couler les lois comme de leur source " . Mais on peut se demander pourquoi il rejette l'étude des influences physiques au milieu du développement sur les rapports des lois avec les mœurs et avec l'esprit général des peuples . De même, pourquoi morceler la conclusion naturelle de l'ouvrage [ livres XXVI et XXIX] et l'encadrer entre des livres tardivement conçus, où Montesquieu présente, à l'aide de quelques arbitrairement choisis, " l'origine et les révolutions des lois " ?
Chacun connaît la classification originale par où il ramène les divers gouvernements à trois types, despotisme, monarchie, république : on a pu à bon droit la critiquer . Mais retenons son attitude à l'égard de chacun d'eux .
Certes, il se prétend impartial :
" Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit ; chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ...
Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eut de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, je me croirais le plus heureux des hommes . "
Pourtant il condamne sans recours le despotisme, et l'on sait à quoi son ironie réduit le chapitre où il prétend en donner " l'idée " : " Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied et cueuillent le fruit : voilà le gouvernement despotique . "
Une sympathie, née de ses enthousiasmes scolaires, et que l'attristante vision des républiques italiennes n'a pu complètement anéantir, le porte vers le gouvernement républicain, fondé sur la vertu des citoyens, c'est-à-dire sur l'amour de la patrie et des lois . Mais ses préférences réfléchies vont à la monarchie, gouvernement tempéré qui, seul, établit un juste équilibre dans l'État par la création de corps intermédiaires entre le souverain et le peuple, qui, seul, assure la liberté publique en garantissant l'indépendance des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire . Fondée sur une admiration sincère des institutions anglaises, inspirée par Locke, longuement méditée, sa théorie de la monarchie constitutionnelle a dirigé les Constituants ; elle fait encore sentir son influence sur les institutions de notre pays .
On a souvent fait grand honneur à Montesquieu de ses idées sur l'influence des climats et des terrains : en réalité, il avait trouvé la théorie chez bien des auteurs anciens et modernes . Son mérite fut de l'introduire dans un système où elle prenait naturellement sa place . Mais Montesquieu a trop de vraie grandeur pour qu'on le loue de titres empruntés . Rendons au vieux Jean Bodin , 1529-1596, économiste et philosophe français, auteur de La République, il se fit en politique, le théoricien de la monarchie absolue ; à Jean Chardin le voyageur,1643-1713 ; à l'abbé Jean-Baptiste Du Bos , 1670-1742, historien critique et diplomate français , la gloire d'avoir en France formulé le principe avant Montesquieu . Sachons gré à celui-ci d'avoir vulgarisé la doctrine, et vantons surtout dans son œuvre ce qui est plus nouveau et plus hardi .
C 'est d'abord cet amour et ce respect pour l'être humain, qui s'émeuvent de la moindre atteinte portée à son intérêt, à ses droits . Les scrupules de Montesquieu vont si loin que ce légiste romain, foncièrement opposé à l'émancipation des femmes, souhaite en leur faveur quelques adoucissements des mœurs et même des lois . Ce magistrat s'en prend aussi aux lois pénales trop dures : tortures, peine de mort, châtiments disproportionnés aux fautes . C'est lui qui inspire, en même temps que les encyclopédistes, l'Italien Cesare Beccaria, 1738-1794, juriste italien, par qui toutes ces idées nous reviendront plus tard .
Rompant avec ses prédécesseurs, Jean Domat,1625-1696, juriste français, Grotius [ Hugo de Groot, 1583-1645, Juriste et Diplomate hollandais et Samuel Pufendorf, 1632-1694, Historien, Juriste et philosophe allemand [ Du droit de la nature et des gens] , résistant à son ami Melon,
il proteste, l'un des premiers, contre l'esclavage, au nom de la nature et du droit . Son parti est pris depuis longtemps, depuis les Lettres persanes , mais il s'y est confirmé : il ruine les arguments des égoïstes, joint l'humour à la raison, et après une page d'ironie concentrée, souriante, mais amère, il gagne définitivement sa cause par un appel aux cœurs honnêtes [ XV, 5 ) .
Son attitude devant le problème de la tolérance religieuse n'est pas moins émouvante . Il ne croit plus, comme Bayle et Voltaire le croyaient ou feignaient de le croire, et comme il l'avait dit lui-même dans les Lettres persanes, que la multiplicité des religions soit avantageuse aux États :
quand on est maître de recevoir ou de ne pas recevoir dans un pays une religion nouvelle, il ne faut pas l'y établir .
Mais si elle y est déjà installée, la question est tout autre : on doit la tolérer, on doit contraindre les autres religions à la tolérer, et c'est même la seule contrainte qu'on puisse exercer sur celles-ci .
Les lois pénales en matière de conscience sont inefficaces et dangereuses : raison suffisante pour qu'un politique sage les réprouve .
Elles sont de plus immorales, inhumaines . Dans une page où l'ironie le cède à la vigueur de la pensée, Montesquieu condamne les autodafés ( ) que ce siècle voyait encore : la Très humble remontrance aux inquisiteurs d'Espagne et de Portugal qu'il prête à un juif libéral et audacieux est d'une énergie décisive et même prophétique [XXV, 13 ] ; invoquant l'intérêt public, la dignité humaine, les droits du cœur, elle gronde pathétiquement . Après cela, Voltaire, dans Candide , pourra se contenter de railler et de sourire .
De telles pages, et d'autres d'un tout autre genre, comme les saisissants portraits de Charles XII ou d'Alexandre, introduisent dans ce livre austère une variété dont avait besoin l'esprit mobile de Montesquieu ; elles satisfont son souci d'art et de vie ; et les formules imagées et frappantes, que lui dictent l'enthousiasme intellectuel ou l'émotion, s'inscrivent à jamais dans la mémoire des hommes .
Nous vous laissons réfléchir à propos des idées et de la personnalité de ce personnage hors du commun .
Cordialement, bien à vous, Gerboise .
L'Esprit des Lois fut publié en 1748 .
Ce qui s'offre à nous sous ce titre, c'est tout Montesquieu, toutes ses connaissances et toutes ses idées, historiques, économiques, politiques, religieuses, sociales, à propos d'une étude comparative de toutes les législations .
L'Esprit des Lois est pour Montesquieu ce que les Essais sont pour Montaigne : toute la différence est que l'étude de Montaigne, c'est l'homme moral et les ressorts spirituels ; celle de Montesquieu, l'homme social et la mécanique législative .
Chacun cause à perte de vue sur son sujet .
" Ce grand livre, dit Émile Faguet, 1847-1916, Critique français, est moins un livre qu'une existence ... Il y a là non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle toute entière ... "
Montesquieu est un esprit actif qui a toujours étudié, qui, par suite, s'est élargi, enrichi, mais aussi modifié, qui a découvert des point de vue nouveaux, changé son orientation : sa vie intellectuelle comprend plusieurs périodes distinctes . Chacune de ces périodes a laissé son dépôt dans l'Esprit des Lois ; des pensées hétérogènes, qui appartiennent à des états d'esprit différents, y forment comme des couches superposées, et d'autres fois se pénètrent, s'enchevêtrent, s'amalgament . De là la peine qu'on éprouve toujours à prendre une vue d'ensemble de l'Esprit des Lois .
Montesquieu part des idées simples ; il pose d'abord des définitions a priori ; il étudie les diverses formes de gouvernement dans l'abstrait et les fonctions fondamentales du gouvernement dans leur essence, abstraction faite du temps et du lieu ; puis il introduit la notion de l'espace, et il analyse les effets que la position dans l'espace peut avoir pour les sociétés [climat, terrain, commerce, religion, etc.] . Puis il pose la notion de temps, et dans les derniers livres, il développe quelques exemples de la variation des lois, de leur évolution historique dans un même pays . Il y a aussi, à la fin de l'ouvrage, un livre destiné à éclairer l'application, le passage de la théorie à la pratique .
Abordons les origines des parties essentielles et solides de l'ouvrage . Pendant les dix ans qu'il garda son office de magistrat, Montesquieu se dégoûta du métier de juge, et s'intéressa à la science du droit . La procédure et les formes, les procès particuliers l'ennuyèrent, les principes généraux et les sources historiques du droit captivèrent son attention .
L'idée première des recherches qui occupèrent une bonne partie de sa vie vint de là, et la forme définitive de son esprit en resta déterminée : Montesquieu sera toujours un juriste ; toutes ses idées historiques, ses vues politiques, ses conceptions philosophiques revêtirent des formes juridiques . L'Esprit des Lois se terminera par cinq livres qui sont une œuvre rigoureusement technique d'érudition juridique ; ce sont, dit le titre, " des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales " , qui sont comme le fragment et le début d'une étude d'ensemble sur les origines de la législation française .
Nous quittons ici tout à fait le point de vue politique et philosophique ; et nous n'avons plus devant nous qu'un professeur de droit .
En 1716 et dans les années suivantes, Montesquieu se laisse gagner au goût des sciences physiques et naturelles . On savait qu'il avait communiqué à l' Académie des sciences, lettres et arts de Bordeaux des recherches sur les causes de l'écho, et sur l'usage des glandes rénales . Mais, sans la récente publication de quelques opuscules inédits, on ne verrait pas bien l'importance réelle de cette période scientifique de la vie de Montesquieu ; on ne se douterait pas de l'absolue domination possédée pendant un temps sur son intelligence par l'esprit et les principes des sciences physiques et qu'une sorte de déterminisme naturaliste a précédé chez lui le mécanisme sociologique .
Qu'on lise en effet les Réflexions sur la politique : le dessein en est moral, et nous révèle ainsi la jeunesse de l'auteur . Il veut dégoûter les grands et les hommes d'État de se mettre au-dessus de la simple morale : comment les y décider ?
Par la raison que leur crimes, leurs injustices, le mal qu'ils justifient par l'utilité et le bien public, que tout cela ne sert à rien : leurs agitations sont vaines et ne changeront rien à l'action toute- puissante de causes éternelles .
Ce qui arrive est " l'effet d'une chaîne de causes infinies, qui se multiplient et se combinent de siècles en siècles " . Il n'y a pas d'individu qui puisse contrepeser cette force énorme . A quoi bon dès lors s'agiter ? Agissons, puisqu'il faut agir, mais croyons que le résultat sera le même, de quelque façon que nous agissions : et par conséquent agissons selon les lois de la commune morale, puisqu'il ne servirait à rien de les violer .
Dans un intéressant Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, Montesquieu y étudie les influences qui déterminent les tempérament des individus et des peuples . Il compose avec infiniment de sagacité et d'originalité les deux milieux, dont les pressions, agissant tantôt dans le même sens et plus souvent en sens contraire, produisent les honneurs, les volontés, les actes : le milieu moral, éducation, société, profession, et le milieu physique, où Montesquieu distingue comme facteur principal le climat .
Le climat ne peut influer sur les âmes que s'il influe d'abord sur les corps, et si les corps transmettent toutes les influences aux âmes : donc la théorie des climats suppose une liaison nécessaire des faits physiques et des faits moraux, et conduit à mettre la pure psychologie des penseurs classiques sous la dépendance de la physiologie . C'est ce que fait Montesquieu, et par certaines réflexions il indique des voies toutes nouvelles à la littérature . Il y introduit l'étude des tempéraments à la place de l'analyse des faits spirituels ; il met les nerfs à la place des passions de l'âme .
Il baigne les individus dans les milieux qui les forment et les déforment .
La théorie des climats, formulée par Bernard deFontenelle, 1657-1757, philosophe et poète français ,et Fénelon [François de Salignac de la Mothe, 1651-1715, Prélat français ], reprise et étendue par l'abbé Dubos, prend entre les mains de Montesquieu une ampleur, une précision, une portée singulières .
Elle ne passera dans l'Esprit des Lois que mutilée, rétrécie, presque faussée : car Montesquieu, supprimant à peu près les intermédiaires réels et vivants, l'homme, son âme, son corps, relie les lois humaines aux causes naturelles par un rapport direct et en quelque sorte artificiel ; il ne s'attache qu'à présenter abstraitement le tableau des dépendances réciproques et des variations simultanées qu'il a constatées entre les climats et les institutions .
Cependant cette théorie avait en soi tant de force, que, même glissée d'une manière un peu factice, et fâcheusement tronquée, elle constitua une des plus efficaces parties de l'Esprit des Lois .
En effet, elle faisait faire un grand pas à l'explication rationnelle des faits historiques ; elle écartait les hypothèses de législateurs fabuleux ou d'une Providence divine, et commençait à faire apparaître, dans le chaos des institutions humaines et la confusion des mouvements sociaux, le net déterminisme des sciences naturelles .
Ainsi la théorie des climats est donc encore un résultat de l'activité scientifique de Montesquieu . Il s'agit d'une de ses idées parmi les plus célèbres, soulignée dans l' Esprit des Lois et esquissée dans les les Lettres Persanes . Cette théorie qui souligne le fait que le climat pourrait déteindre, influencer appréciablement la nature de l'homme et de sa société, esquisse également les caractères périodiques des variations sur des durées diverses, indépendantes des activité des hommes, des intervalles où le froid alterne avec la chaleur,et où la sécheresse succède avec les pluies sur de longues et très longues périodes .
"" L'Esprit des Lois ""
" Au sortir du collège, dit Montesquieu, on me mit dans les mains des livres de droit : j'en cherchai l'esprit ..... " Son dessein, on le voit, date de loin . Mais il lui fallut de longues années d'études et de réflexions pour se retrouver dans ce dédale : " J'ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage . J'ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j'avais écrites, je sentais tous les jours les mains paternelles tomber, je suivais mon objet sans former de dessein, je ne connaissais ni les règles ni les exceptions, je ne trouvais la vérité que pour la perdre . Mais quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi, et dans le cours de vingt années, j'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et finir . "
Le dessein de Montesquieu avait été d'abord philosophique .Il voulait [ c'est la doctrine des considérations] établir, contre le scepticisme aisé des libertins et contre l'intrépide assurance d'un Bossuet, l'impossibilité d'expliquer toute l'histoire soit par le hasard, soit par la Providence . Peut-être aussi se proposait-il de maintenir, contre l'utilitarisme de Hobbes ou de Machiavel, l'existence d'une justice éternelle et de lois de nature, constituant comme le type idéal dont se rapprochent les meilleures lois humaines .
L'Esprit des Lois, dans son état définitif, garde la trace de ces préoccupations . Mais le jour vint où, éclairé par ses réflexions et ses voyages, sentant ce qu'il y avait de vain peut-être dans ces pures idéologies .
Montesquieu comprit que "
ces lois sont des rapports nécessaires qui dépendent de la nature des choses "
, et que les mieux adaptées aux conditions d'existence des peuples à qui elles sont destinées sont aussi les meilleures . D'abord déterminées par des nécessités physiques qui pèsent sur eux, elles sont influencées surtout par des causes morales :
" La nature agit toujours, mais elle est accablée par les mœurs, " dit-il quelque part .
On voit comment son principal ouvrage se rattache à ses livres antérieurs qu'il complète et couronne .
Montesquieu mit au service de son système une prodigieuse érudition : il a fait l'analyse de toutes les constitutions qu'il a pu connaître ; il a recherché dans les récits des voyageurs les coutumes des peuplades étranges ; aux textes et aux faits il a joint les commentaires des écrivains politiques : il a lu les Anciens, Platon, Aristote, et ces auteurs moins connus dont les œuvres chargeaient les rayons de sa bibliothèque ; il a lu les Italiens, Machiavel et Gravina ; les Anglais, surtout Hobbes et Locke ; les Français aussi, Bodin, Fénelon, cet abbé de Saint-Pierre, " son maître " , que sa respectueuse sympathie venge de bien des railleries ; enfin son ami, le Bordelais Melon, dont les doctrines économiques ont profondément agi sur sa pensée . Soumettant les idées de tous à sa critique, il ne s'est pas fait scrupule d'adopter celles qui convenaient à ses principes . Il a dit dans sa Préface, avec quelle admiration il s'est instruit auprès de ces grands hommes . Mais son indépendance justifiait sa fière devise : " Prolem sine matre creatam . " Comme Minerve, la déesse qui n'est point née d'une mère, son œuvre est sortie de son cerveau, tout armée . S'il est vrai, comme il le dit, que " plusieurs des historiens français avaient eu trop d'érudition pour avoir assez de génie, et d'autres trop de génie pour avoir assez d'érudition " , il a su, lui du moins, unir l'érudition au génie .
Son érudition a d'ailleurs ses limites . Il a certes vérifié les textes qu'il cite, mais souvent il n'en établit pas assez rigoureusement la valeur . Par exemple, il se réfère à des récits de voyageurs qui sont, en gros, dignes de foi . Mais il s'en tient, en général, à un seul voyageur ; il n'a pas l'idée, quand il existe plusieurs récits, de les confronter les uns aux autres . Au reste, sur un texte, fût-il sûr et sincère, peut-on, comme il le fait, fonder sans hésiter une règle ?
Soumis en apparence à une méthode prudente, il laisse paraître une confiance excessive dans les lois générales :
" J'ai posé les principes et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n'en être que les suites . "
Dès la Préface, cette audacieuse affirmation donne à réfléchir ...
... Si curieux qu'il soit de systèmes, il est bien trop réaliste pour s'attarder à l'histoire hypothétique des sociétés que tant de philosophes politiques, avant comme après lui, ont mise à la base de leur doctrine . En quelques lignes il présente une théorie qui s'oppose de tout point à celle de Hobbes : les hommes, dans l'état anarchique de nature, vivaient égaux et faibles ; " dès qu'ils s'organisent en société, l'état de guerre commence " ; pour y remédier, le droit peu à peu s'organise : droit des gens, droit politique, droit civil .
Le droit, c'est " la raison humaine en tant qu'elle gouverne les peuples de la Terre " , et les différentes lois sont les rapports nécessaires entre cette raison et les circonstancesparticulières où elle s'applique . Montesquieu, en quelque phrases nettes, résume ce qui fera l'objet de ses études :
" Il faut que les lois se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu'on veut établir, soit qu'elles le forment comme font les lois politiques, soit qu'elles le maintiennent comme font les lois civiles . Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré, à la qualité du terrain, à sa situation par rapport à l'ensemble des continents, sa grandeur, au genre de vie du peuple, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières .
Enfin, elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine et l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies . C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer . C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage . J'examine tous les ces rapports : ils forment tous ensemble ce qu'on appelle l' esprit des lois . " [ Livre I, chapitre III ]
Tel est le sujet de l'ouvrage . Ce n'en est pas tout à fait le plan ; et si ce sommaire ne va pas déjà dans quelques indécision, la composition du livre est moins nette encore .
L'auteur maintient en tête, comme les plus importants
" les rapports que les lois ont avec la nature et le principe de chaque gouvernement " ,
car c'est de là qu'il voit " couler les lois comme de leur source " . Mais on peut se demander pourquoi il rejette l'étude des influences physiques au milieu du développement sur les rapports des lois avec les mœurs et avec l'esprit général des peuples . De même, pourquoi morceler la conclusion naturelle de l'ouvrage [ livres XXVI et XXIX] et l'encadrer entre des livres tardivement conçus, où Montesquieu présente, à l'aide de quelques arbitrairement choisis, " l'origine et les révolutions des lois " ?
Chacun connaît la classification originale par où il ramène les divers gouvernements à trois types, despotisme, monarchie, république : on a pu à bon droit la critiquer . Mais retenons son attitude à l'égard de chacun d'eux .
Certes, il se prétend impartial :
" Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit ; chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ...
Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eut de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, je me croirais le plus heureux des hommes . "
Pourtant il condamne sans recours le despotisme, et l'on sait à quoi son ironie réduit le chapitre où il prétend en donner " l'idée " : " Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied et cueuillent le fruit : voilà le gouvernement despotique . "
Une sympathie, née de ses enthousiasmes scolaires, et que l'attristante vision des républiques italiennes n'a pu complètement anéantir, le porte vers le gouvernement républicain, fondé sur la vertu des citoyens, c'est-à-dire sur l'amour de la patrie et des lois . Mais ses préférences réfléchies vont à la monarchie, gouvernement tempéré qui, seul, établit un juste équilibre dans l'État par la création de corps intermédiaires entre le souverain et le peuple, qui, seul, assure la liberté publique en garantissant l'indépendance des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire . Fondée sur une admiration sincère des institutions anglaises, inspirée par Locke, longuement méditée, sa théorie de la monarchie constitutionnelle a dirigé les Constituants ; elle fait encore sentir son influence sur les institutions de notre pays .
On a souvent fait grand honneur à Montesquieu de ses idées sur l'influence des climats et des terrains : en réalité, il avait trouvé la théorie chez bien des auteurs anciens et modernes . Son mérite fut de l'introduire dans un système où elle prenait naturellement sa place . Mais Montesquieu a trop de vraie grandeur pour qu'on le loue de titres empruntés . Rendons au vieux Jean Bodin , 1529-1596, économiste et philosophe français, auteur de La République, il se fit en politique, le théoricien de la monarchie absolue ; à Jean Chardin le voyageur,1643-1713 ; à l'abbé Jean-Baptiste Du Bos , 1670-1742, historien critique et diplomate français , la gloire d'avoir en France formulé le principe avant Montesquieu . Sachons gré à celui-ci d'avoir vulgarisé la doctrine, et vantons surtout dans son œuvre ce qui est plus nouveau et plus hardi .
C 'est d'abord cet amour et ce respect pour l'être humain, qui s'émeuvent de la moindre atteinte portée à son intérêt, à ses droits . Les scrupules de Montesquieu vont si loin que ce légiste romain, foncièrement opposé à l'émancipation des femmes, souhaite en leur faveur quelques adoucissements des mœurs et même des lois . Ce magistrat s'en prend aussi aux lois pénales trop dures : tortures, peine de mort, châtiments disproportionnés aux fautes . C'est lui qui inspire, en même temps que les encyclopédistes, l'Italien Cesare Beccaria, 1738-1794, juriste italien, par qui toutes ces idées nous reviendront plus tard .
Rompant avec ses prédécesseurs, Jean Domat,1625-1696, juriste français, Grotius [ Hugo de Groot, 1583-1645, Juriste et Diplomate hollandais et Samuel Pufendorf, 1632-1694, Historien, Juriste et philosophe allemand [ Du droit de la nature et des gens] , résistant à son ami Melon,
il proteste, l'un des premiers, contre l'esclavage, au nom de la nature et du droit . Son parti est pris depuis longtemps, depuis les Lettres persanes , mais il s'y est confirmé : il ruine les arguments des égoïstes, joint l'humour à la raison, et après une page d'ironie concentrée, souriante, mais amère, il gagne définitivement sa cause par un appel aux cœurs honnêtes [ XV, 5 ) .
Son attitude devant le problème de la tolérance religieuse n'est pas moins émouvante . Il ne croit plus, comme Bayle et Voltaire le croyaient ou feignaient de le croire, et comme il l'avait dit lui-même dans les Lettres persanes, que la multiplicité des religions soit avantageuse aux États :
quand on est maître de recevoir ou de ne pas recevoir dans un pays une religion nouvelle, il ne faut pas l'y établir .
Mais si elle y est déjà installée, la question est tout autre : on doit la tolérer, on doit contraindre les autres religions à la tolérer, et c'est même la seule contrainte qu'on puisse exercer sur celles-ci .
Les lois pénales en matière de conscience sont inefficaces et dangereuses : raison suffisante pour qu'un politique sage les réprouve .
Elles sont de plus immorales, inhumaines . Dans une page où l'ironie le cède à la vigueur de la pensée, Montesquieu condamne les autodafés ( ) que ce siècle voyait encore : la Très humble remontrance aux inquisiteurs d'Espagne et de Portugal qu'il prête à un juif libéral et audacieux est d'une énergie décisive et même prophétique [XXV, 13 ] ; invoquant l'intérêt public, la dignité humaine, les droits du cœur, elle gronde pathétiquement . Après cela, Voltaire, dans Candide , pourra se contenter de railler et de sourire .
De telles pages, et d'autres d'un tout autre genre, comme les saisissants portraits de Charles XII ou d'Alexandre, introduisent dans ce livre austère une variété dont avait besoin l'esprit mobile de Montesquieu ; elles satisfont son souci d'art et de vie ; et les formules imagées et frappantes, que lui dictent l'enthousiasme intellectuel ou l'émotion, s'inscrivent à jamais dans la mémoire des hommes .
Nous vous laissons réfléchir à propos des idées et de la personnalité de ce personnage hors du commun .
Cordialement, bien à vous, Gerboise .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire