vendredi 27 avril 2007
L'Effort et la Volonté :Discours prononcé par Henri Bergson (*)
(*) Henri Bergson, Philosophe français, (1859-1941), Membre de l'Institut, Professeur au Collège de France, Prix Nobel en 1927.
Discours prononcé devant les élèves du Lycée Voltaire à Paris , à la distribution des prix du 31 Juillet 1902.
Chers Élèves,
Permettez-moi d'abord de remercier votre très aimé et très distingué Proviseur, du grand honneur qu'il a appelé sur moi en me proposant, pour la présidence de cette solennité (...) .
Vous venez d'entendre une belle et profonde leçon sur l'indépendance de l'esprit et l'indépendance de la volonté. Ni l'une ni l'autre de ces deux indépendances ne vient à nous, il faut que nous allions à elles : nous devons les conquérir par l'effort. C'est l'effort qui nous affranchit des servitudes intérieures ; à l'effort seul appartient la puissance libératrice. Je voudrais maintenant vous dire quelques mots de ce que j'appellerai la puissance créatrice de l'effort ; c'est une puissance merveilleuse. Elle métamorphose tout ce qu'elle touche. Elle fait que le plomb le plus vil se change en or le plus pur.
De peu elle tire beaucoup, et de rien quelque chose. Il n'est pas de qualité si précieuse, pas de talent si rare que nous ne puissions nous en doter nous-mêmes; dés que nous avons amené notre volonté au degré de concentration nécessaire, et si, pour ma part, j'étais bien sûr d'avoir conduit la mienne jusque-là, je refuserais comme des cadeaux inutiles, la lampe d'Aladin et la baguette magique qu'on prête aux fées.
J'ai eu pour camarade, sur les bancs du Lycée, un enfant que je ne vous proposerai pas pour modèle, car il n'était, de l'avis de tous ses maîtres, ni très laborieux, ni très intelligent. Il monta de classe en classe avec cette réputation, et fit ce qu'il fallait pour la conserver. Sans descendre au rang des pires, il resta toujours aussi loin des meilleurs, comme s'il se fut dit qu'il faut se défier des extrêmes et que la vertu se tient au milieu. Sa médiocrité se doublant de mauvaise chance, il échoua deux ou trois fois au baccalauréat : je le perdis de vue au moment où se posait la question de savoir qui se lasserait plus tôt, lui de se présenter à la Sorbonne ou ses juges de l'y voir revenir...
Je l'ai retrouvé vingt ans après, je ne dirais pas grand médecin, mais médecin distingué, apprécié, très consulté ; il s'était haussé à la considération, presque à la notoriété, et, chose bien autrement admirable et bien plus désirable encore, il était devenu intelligent .J'ai su depuis, que séduit et enveloppé par l'étude et surtout par sa pratique de la médecine, il s'était comme ramassé en lui-même, qu'il avait tendu tous les ressorts de son âme, fixé sur un seul point son attention jusque-là distraite, lancé un appel à tout ce qu'il avait en lui de puissance de vouloir et de s'émouvoir, et que, par un de ces transferts intérieurs de force, plus fréquents qu'on ne le croit, ayant pour ainsi dire fait monter du coeur à la tête la masse d'énergie ainsi accumulée, il s'était fait ce qu'il avait voulu être, un homme intelligent .
C'est que l'intelligence, mes chers amis, (je parle surtout de l'intelligence adulte, celle que l'homme utilise dans les sciences, dans les arts et le cours ordinaire de la vie) n'est pas ce que quelques-uns d'entre vous se figurent peut-être, un don réparti une fois pour toute entre les hommes, une graine tombée d'en haut, que le caprice du vent porte où il lui plaît de souffler.
Gardons nous de confondre avec l'intelligence elle-même, les fleurs, parfois exquises, que nous voyons pousser sur elle. D'un camarade qui a de la mémoire et une certaine facilité, des saillies piquantes, des invention agréables, vous aimez à dire que c'est un camarade intelligent. Et, certes, cette facilité est souvent le signe extérieur de l'intelligence, et cette vivacité donne à l'intelligence un très grand charme. Mais l'intelligence est autre chose.
D'un homme qui parle bien et qui écoute mieux encore, qui aperçoit tout de suite quelques-unes des grandes lignes du sujet qu'on lui expose et qui, souvent incapable d'aller au delà de cette vision incomplète, s'en contente, en tire même des idées simples destinées à paraître claires, qui apprend ainsi très vite, sur toute espèce de question, juste ce qu'il en faut connaître pour discourir vraisemblablement sur elle, enfin qui a le tact de ne parler et de n'écrire sur un même sujet que pendant un temps bien déterminé, assez long pour qu'il fasse valoir ce qu'il sait, assez court pour qu'il puisse taire ce qu'il ignore, vous entendez encore dire que c'est un homme intelligent. Et je reconnais que cette agilité intellectuelle ne va généralement pas sans quelque intelligence, qu'elle peut rendre de grands services quand elle est modérée par le souci de la vérité, qu'il nous est même indispensable à tous d'arriver à saisir ainsi en gros, du dehors, une foule de choses dont l'intérieur nous échappera toujours. Oui, dans le grand concert que les membres de la société humaine exécutent ensemble, chacun doit sans doute connaître à fond sa partie et le mécanisme de son instrument, mais il ne jouerait même pas en mesure s'il ignorait les autres instruments au point de ne pouvoir les accompagner, ou s'il n'avait pas appris à suivre de loin, sur les mouvements du chef d'orchestre, le dessin extérieur de la partition entière.
J'accorde tout cela, et j'ajoute que l'instruction que vous recevez au lycée doit servir en grande partie à développer chez vous, et aussi à bien diriger, cette puissance de compréhension très générale, infiniment extensible, qui est quelque chose comme une plus grande élasticité de l'intelligence.Mais l'intelligence est autre chose.L'intelligence vraie est ce qui nous fait pénétrer à l'intérieur de ce que nous étudions, en toucher le fond, en aspirer à nous l'esprit et en sentir palpiter l'âme. Que ce soit l'intelligence de l'avocat ou celle du médecin, l'intelligence de l'industriel ou celle du commerçant, toujours l' intelligence est ce courant de sympathie qui s'établit entre l'homme et la chose, comme entre deux amis qui s'entendent à demi-mot et qui n'ont plus de secrets l'un pour l'autre. Voyez comme le critique exercé devine les intentions les plus cachées de l'auteur qu'il commente, comme l'historien sagace lit entre les lignes des documents qu'il compulse, comme le chimiste habile prévoit les réactions du corps qu'il manipule pour la première fois, comme le bon médecin devance les symptômes visibles de la maladie, comme le bon avocat comprend votre affaire mieux que vous ne la comprenez vous-même. Tous ces hommes manifestent dans ces domaines différents, une même puissance de l'esprit, la puissance de s'accorder sur les choses, de les suivre dans leurs mouvements les plus subtils et de vibrer sympathiquement avec elles.
Quelle est cette puissance ? La confondons -nous avec l'ensemble des connaissances acquises et emmagasinées ? Pas tout à fait, puisqu'elle s'applique sans cesse , et avec succès, à des cas entièrement nouveaux. Est-ce purement et simplement, la faculté de raisonner? Pas d'avantage, car le raisonnement tout seul ne nous conduit qu'à des conclusions générales, vêtements tout faits et raides qui arrivent rarement à serrer les formes imprévues et ondoyantes des cas particuliers : or, cette faculté de l'esprit se moule exactement sur la forme propre de chaque question, et ne travaille que sur mesure.Non, ce n'est ni la science toute pure, ni le raisonnement tout seul, ni rien de ce qui s'apprend par coeur, ni rien de ce qui se met en formules. C'est une adaptation exacte de l'esprit à son objet, un ajustement parfait de l'attention, une certaine tension intérieure, qui nous donne au moment voulu la force nécessaire pour saisir promptement, étreindre vigoureusement, retenir durablement.
Enfin, c'est , au sens propre du mot, l'intelligence.
Il suit de là que l'intelligence appuie toujours, chez l'homme fait, dans une direction qu'elle préfère à toutes les autres. Elle a son domaine de prédilection où elle se sent chez elle. Elle a son entourage familier d'objets avec lesquels elle se tient en communication sympathique. L'entourage peut-être plus ou moins varié, le domaine plus ou moins vaste, ils n'en sont pas moins limités :il n'y a pas, il ne peut y avoir d'homme universellement intelligent.
Mais la merveille des merveille est que plus notre intelligence est à son aise sur un terrain déterminé (pourvu qu'il ne soit pas trop étroit), moins elle se sent dépaysée sur tous les autres.
La nature a arrangé les choses ainsi. Elle a ménagé entre les domaines intellectuels les plus éloignés, des communications souterraines. Elle a disposé entre les ordres de choses les plus divers, comme autant de fils invisibles, les lois mystérieuses de l'analogie. Vous serez surpris de voir comment un homme qui a touché le fond de sa science, de son art ou de sa profession, peut évoluer encore avec une facilité relative dans des milieux très différents. Il le pourra surtout s'il a eu le bonheur de recevoir une instruction comme celle que l'on vous donne ici ; car un des principaux objets des études classiques anciennes et modernes, littéraires ou scientifiques, est de procurer à l'esprit, par une gymnastique appropriée, la souplesse qui lui permettra de passer facilement de ce qu'il sait à ce qu'il ignore, et d'utiliser un peu partout la justesse qu'il se sera assurée quelque part. Mais encore faut-il qu'il arrive à cette justesse. Là est tout l'essentiel de l'intelligence.Voyez la corde tendue par un poids. Si vous donnez à côté d'elle, sur un instrument de musique, la note qu'elle est capable de rendre elle-même, elle vibrera à l'unisson ; mais, par là même, elle répondra aussi à toutes les notes qu'on appelle des harmoniques de la première. Ainsi pour notre intelligence. La tension particulière que nous aurons su imprimer à notre esprit, le mettra surtout en état de vibrer à l'unisson d'une certaine note, mais s'il la donne juste, s'il est tendu comme il faut, il pourra donner aussi bien, quoique plus discrètement, mille et mille harmoniques de se son fondamental.
Or, cette adaptation parfaite de l'esprit aux objets dont il s'occupe, adaptation qui est l'intelligence même, l'observation nous montre qu'elle peut s'acquérir dans une large mesure.Elle s'acquiert par un effort de volonté.En dépit des apparences, elle n'est pas autre chose qu'une concentration de l'attention, une forme par conséquent de l'effort volontaire. Plus puissant est cet effort de concentration, plus profonde et plus complète l'intelligence.Vous savez peut-être que l'on commence à étudier d'une manière scientifique, par la méthode expérimentale, les problèmes si délicats qui concernent l'éducation. Ce que l'expérience méthodiquement conduite nous laisse déjà entrevoir, c'est que, en toute espèce de matière, partout où il y a un travail effectué pour comprendre, le progrès ne s'accomplit pas graduellement, par transitions insensibles, comme une observation superficielle le ferait croire. Il procède, en quelque sorte, par secousses brusques. Ainsi, pour prendre l'exemple le plus simple, qu'en nous faisons en pays étranger l'apprentissage d'une langue que nous ne connaissons pas, nous n'entendons pendant longtemps que des sons confus, tous semblables entre eux : un moment arrive où nous distinguons à peu près des mots différents, et cela se fait un beau jour, comme par une illumination soudaine. Puis nous en restons là, et c'est par de nouveaux soubresauts que s'accompliront de nouveaux progrès. La même loi s'applique d'ailleurs à toute espèce d'intelligence, à l'intelligence de la géométrie, à celle de l'algèbre, à celle de toutes les sciences, de tous les arts, de toutes les professions. Maintenant, si l'on examine de plus près encore ce qui se passe, si l'on regarde, pour ainsi dire, derrière ces soubresauts, on s'aperçoit que chacun d'eux correspond à une poussée de la volonté, à une tension plus haute de l'énergie intérieure, à la résolution inébranlablement prise de dépasser le point où l'on a été arrêté et --passez moi cette expression familière--de se hausser d'un cran de plus au-dessus de soi-même. Oh ! c'est un effort pénible, qui exige une dépense croissante de force, comme si le ressort intérieur devenait de plus en plus dur à mesure qu'on le comprime davantage. C'est un effort qui peut devenir douloureux, si douloureux que beaucoup d'entre nous reculent indéfiniment le moment de le faire. C'est pourquoi vous voyez tant d'esprits s'arrêter à mi-chemin, se contenter d'une habileté moyenne, et attendre de l'habitude qu'elle les perfectionne.
Mais l'habitude ne les perfectionnera pas.L'habitude tire de l'effort une fois donné, tout ce qu'il contenait, elle rend honnêtement toute la monnaie de cette d'or, mais elle ne fait que rendre la monnaie, elle ne met pas un sou de plus dans la caisse.
Tout progrès réel de l'intelligence, tout accroissement de portée ou de pénétration, représente un effort par lequel la volonté a mené l'esprit à un degré de concentration supérieur.
La concentration, voilà, mes chers amis, tout le secret de la supériorité intellectuelle. Elle est ce qui distingue l' homme de l'animal, l'animal étant le grand distrait de la nature, toujours à la merci des impressions venues du dehors, toujours extérieur à lui-même, tandis que l'homme se recueille et se concentre. Elle est ce qui distingue l'homme éveillé et sensé de l'homme qui divague et de l'homme qui rêve, ceux-ci abandonnant leur esprit à toutes les idées qui les traversent, celui-là se ressaisissant constamment lui-même, ramenant sans cesse son attention sur les réalités de la vie. Elle est ce qui distingue l'homme supérieur de l'homme ordinaire, celui-ci, satisfait d'une habileté moyenne où il se repose et se détend, l'autre, tendu dans une aspiration à se dépasser lui-même. Elle est peut-être l'essence même du génie, s'il est vrai que le génie soit une vision d'un instant méritée par des années de labeur, de recueillement et d'attente. Oui, nous arrêtons le plus souvent notre regard sur les qualités intellectuelles, parce qu'elles sont ce qui brille à la surface ; nous ne savons pas assez que la source profonde de toute énergie, même intellectuelle, est la volonté. Grâce, délicatesse, ingéniosité de l'esprit, fantaisies de poète, inventions de savants, créations d'artiste, voilà ce qu'on voit : ce qu'on ne voit pas, c'est le travail de la volonté qui se contracte et se tord sur elle-même, pour exprimer de sa substance ces éclatantes manifestations. Telle la rotation puissante de la machine qui tourne obstinément dans l'obscur sous-sol du théâtre se traduit en haut, dans la salle, aux yeux des spectateurs éblouis, par un ruissellement de lumière.
Travaillez donc, mes chers amis, à alimenter en vous ce foyer d'énergie. Rassemblez votre effort, concentrez votre attention, donnez à votre volonté sa plus grande force pour que votre intelligence atteigne à son plus grand rayonnement.
Descendez au plus profond de vous-mêmes pour amener à la surface tout ce qu'il y a , que dis-je ? plus qu'il n'y a, en vous. Sachez que votre volonté peut faire ce miracle. Exigez qu'elle l'accomplisse. Rappelez-vous que vous êtes ici pour cela, que les études que vous faites valent sans doute beaucoup par elles-mêmes, mais qu'elles valent plus encore par l'habitude qu'elles vous donnent de fixer votre attention et d'exercer votre volonté.
Profitez de ces études le plus que vous pourrez, prenez la ferme résolution de devenir, par elles, des citoyens capables de mettre une somme sans cesse croissante d'énergie intellectuelle au service de leur pays, tendez toujours davantage les ressorts intérieurs, n'hésitez pas à les forcer quand il le faudra, et dites vous bien, quoique le surmenage ne soit pas à la mode, que l'avenir est à ceux qui se surmènent.
Ce discours est peut-être d'un autre siècle ! mais Gerboise pense que les rapports aux savoirs exprimés dans ce texte -discours "valent la peine" d'être connus par tout honnête homme , et surtout par nos jeunes qui pourront se représenter tous ces lycéens du Lycée Voltaire en cette année 1902 , qui attendaient anxieusement leurs prix tant souhaités.
Discours prononcé devant les élèves du Lycée Voltaire à Paris , à la distribution des prix du 31 Juillet 1902.
Chers Élèves,
Permettez-moi d'abord de remercier votre très aimé et très distingué Proviseur, du grand honneur qu'il a appelé sur moi en me proposant, pour la présidence de cette solennité (...) .
Vous venez d'entendre une belle et profonde leçon sur l'indépendance de l'esprit et l'indépendance de la volonté. Ni l'une ni l'autre de ces deux indépendances ne vient à nous, il faut que nous allions à elles : nous devons les conquérir par l'effort. C'est l'effort qui nous affranchit des servitudes intérieures ; à l'effort seul appartient la puissance libératrice. Je voudrais maintenant vous dire quelques mots de ce que j'appellerai la puissance créatrice de l'effort ; c'est une puissance merveilleuse. Elle métamorphose tout ce qu'elle touche. Elle fait que le plomb le plus vil se change en or le plus pur.
De peu elle tire beaucoup, et de rien quelque chose. Il n'est pas de qualité si précieuse, pas de talent si rare que nous ne puissions nous en doter nous-mêmes; dés que nous avons amené notre volonté au degré de concentration nécessaire, et si, pour ma part, j'étais bien sûr d'avoir conduit la mienne jusque-là, je refuserais comme des cadeaux inutiles, la lampe d'Aladin et la baguette magique qu'on prête aux fées.
J'ai eu pour camarade, sur les bancs du Lycée, un enfant que je ne vous proposerai pas pour modèle, car il n'était, de l'avis de tous ses maîtres, ni très laborieux, ni très intelligent. Il monta de classe en classe avec cette réputation, et fit ce qu'il fallait pour la conserver. Sans descendre au rang des pires, il resta toujours aussi loin des meilleurs, comme s'il se fut dit qu'il faut se défier des extrêmes et que la vertu se tient au milieu. Sa médiocrité se doublant de mauvaise chance, il échoua deux ou trois fois au baccalauréat : je le perdis de vue au moment où se posait la question de savoir qui se lasserait plus tôt, lui de se présenter à la Sorbonne ou ses juges de l'y voir revenir...
Je l'ai retrouvé vingt ans après, je ne dirais pas grand médecin, mais médecin distingué, apprécié, très consulté ; il s'était haussé à la considération, presque à la notoriété, et, chose bien autrement admirable et bien plus désirable encore, il était devenu intelligent .J'ai su depuis, que séduit et enveloppé par l'étude et surtout par sa pratique de la médecine, il s'était comme ramassé en lui-même, qu'il avait tendu tous les ressorts de son âme, fixé sur un seul point son attention jusque-là distraite, lancé un appel à tout ce qu'il avait en lui de puissance de vouloir et de s'émouvoir, et que, par un de ces transferts intérieurs de force, plus fréquents qu'on ne le croit, ayant pour ainsi dire fait monter du coeur à la tête la masse d'énergie ainsi accumulée, il s'était fait ce qu'il avait voulu être, un homme intelligent .
C'est que l'intelligence, mes chers amis, (je parle surtout de l'intelligence adulte, celle que l'homme utilise dans les sciences, dans les arts et le cours ordinaire de la vie) n'est pas ce que quelques-uns d'entre vous se figurent peut-être, un don réparti une fois pour toute entre les hommes, une graine tombée d'en haut, que le caprice du vent porte où il lui plaît de souffler.
Gardons nous de confondre avec l'intelligence elle-même, les fleurs, parfois exquises, que nous voyons pousser sur elle. D'un camarade qui a de la mémoire et une certaine facilité, des saillies piquantes, des invention agréables, vous aimez à dire que c'est un camarade intelligent. Et, certes, cette facilité est souvent le signe extérieur de l'intelligence, et cette vivacité donne à l'intelligence un très grand charme. Mais l'intelligence est autre chose.
D'un homme qui parle bien et qui écoute mieux encore, qui aperçoit tout de suite quelques-unes des grandes lignes du sujet qu'on lui expose et qui, souvent incapable d'aller au delà de cette vision incomplète, s'en contente, en tire même des idées simples destinées à paraître claires, qui apprend ainsi très vite, sur toute espèce de question, juste ce qu'il en faut connaître pour discourir vraisemblablement sur elle, enfin qui a le tact de ne parler et de n'écrire sur un même sujet que pendant un temps bien déterminé, assez long pour qu'il fasse valoir ce qu'il sait, assez court pour qu'il puisse taire ce qu'il ignore, vous entendez encore dire que c'est un homme intelligent. Et je reconnais que cette agilité intellectuelle ne va généralement pas sans quelque intelligence, qu'elle peut rendre de grands services quand elle est modérée par le souci de la vérité, qu'il nous est même indispensable à tous d'arriver à saisir ainsi en gros, du dehors, une foule de choses dont l'intérieur nous échappera toujours. Oui, dans le grand concert que les membres de la société humaine exécutent ensemble, chacun doit sans doute connaître à fond sa partie et le mécanisme de son instrument, mais il ne jouerait même pas en mesure s'il ignorait les autres instruments au point de ne pouvoir les accompagner, ou s'il n'avait pas appris à suivre de loin, sur les mouvements du chef d'orchestre, le dessin extérieur de la partition entière.
J'accorde tout cela, et j'ajoute que l'instruction que vous recevez au lycée doit servir en grande partie à développer chez vous, et aussi à bien diriger, cette puissance de compréhension très générale, infiniment extensible, qui est quelque chose comme une plus grande élasticité de l'intelligence.Mais l'intelligence est autre chose.L'intelligence vraie est ce qui nous fait pénétrer à l'intérieur de ce que nous étudions, en toucher le fond, en aspirer à nous l'esprit et en sentir palpiter l'âme. Que ce soit l'intelligence de l'avocat ou celle du médecin, l'intelligence de l'industriel ou celle du commerçant, toujours l' intelligence est ce courant de sympathie qui s'établit entre l'homme et la chose, comme entre deux amis qui s'entendent à demi-mot et qui n'ont plus de secrets l'un pour l'autre. Voyez comme le critique exercé devine les intentions les plus cachées de l'auteur qu'il commente, comme l'historien sagace lit entre les lignes des documents qu'il compulse, comme le chimiste habile prévoit les réactions du corps qu'il manipule pour la première fois, comme le bon médecin devance les symptômes visibles de la maladie, comme le bon avocat comprend votre affaire mieux que vous ne la comprenez vous-même. Tous ces hommes manifestent dans ces domaines différents, une même puissance de l'esprit, la puissance de s'accorder sur les choses, de les suivre dans leurs mouvements les plus subtils et de vibrer sympathiquement avec elles.
Quelle est cette puissance ? La confondons -nous avec l'ensemble des connaissances acquises et emmagasinées ? Pas tout à fait, puisqu'elle s'applique sans cesse , et avec succès, à des cas entièrement nouveaux. Est-ce purement et simplement, la faculté de raisonner? Pas d'avantage, car le raisonnement tout seul ne nous conduit qu'à des conclusions générales, vêtements tout faits et raides qui arrivent rarement à serrer les formes imprévues et ondoyantes des cas particuliers : or, cette faculté de l'esprit se moule exactement sur la forme propre de chaque question, et ne travaille que sur mesure.Non, ce n'est ni la science toute pure, ni le raisonnement tout seul, ni rien de ce qui s'apprend par coeur, ni rien de ce qui se met en formules. C'est une adaptation exacte de l'esprit à son objet, un ajustement parfait de l'attention, une certaine tension intérieure, qui nous donne au moment voulu la force nécessaire pour saisir promptement, étreindre vigoureusement, retenir durablement.
Enfin, c'est , au sens propre du mot, l'intelligence.
Il suit de là que l'intelligence appuie toujours, chez l'homme fait, dans une direction qu'elle préfère à toutes les autres. Elle a son domaine de prédilection où elle se sent chez elle. Elle a son entourage familier d'objets avec lesquels elle se tient en communication sympathique. L'entourage peut-être plus ou moins varié, le domaine plus ou moins vaste, ils n'en sont pas moins limités :il n'y a pas, il ne peut y avoir d'homme universellement intelligent.
Mais la merveille des merveille est que plus notre intelligence est à son aise sur un terrain déterminé (pourvu qu'il ne soit pas trop étroit), moins elle se sent dépaysée sur tous les autres.
La nature a arrangé les choses ainsi. Elle a ménagé entre les domaines intellectuels les plus éloignés, des communications souterraines. Elle a disposé entre les ordres de choses les plus divers, comme autant de fils invisibles, les lois mystérieuses de l'analogie. Vous serez surpris de voir comment un homme qui a touché le fond de sa science, de son art ou de sa profession, peut évoluer encore avec une facilité relative dans des milieux très différents. Il le pourra surtout s'il a eu le bonheur de recevoir une instruction comme celle que l'on vous donne ici ; car un des principaux objets des études classiques anciennes et modernes, littéraires ou scientifiques, est de procurer à l'esprit, par une gymnastique appropriée, la souplesse qui lui permettra de passer facilement de ce qu'il sait à ce qu'il ignore, et d'utiliser un peu partout la justesse qu'il se sera assurée quelque part. Mais encore faut-il qu'il arrive à cette justesse. Là est tout l'essentiel de l'intelligence.Voyez la corde tendue par un poids. Si vous donnez à côté d'elle, sur un instrument de musique, la note qu'elle est capable de rendre elle-même, elle vibrera à l'unisson ; mais, par là même, elle répondra aussi à toutes les notes qu'on appelle des harmoniques de la première. Ainsi pour notre intelligence. La tension particulière que nous aurons su imprimer à notre esprit, le mettra surtout en état de vibrer à l'unisson d'une certaine note, mais s'il la donne juste, s'il est tendu comme il faut, il pourra donner aussi bien, quoique plus discrètement, mille et mille harmoniques de se son fondamental.
Or, cette adaptation parfaite de l'esprit aux objets dont il s'occupe, adaptation qui est l'intelligence même, l'observation nous montre qu'elle peut s'acquérir dans une large mesure.Elle s'acquiert par un effort de volonté.En dépit des apparences, elle n'est pas autre chose qu'une concentration de l'attention, une forme par conséquent de l'effort volontaire. Plus puissant est cet effort de concentration, plus profonde et plus complète l'intelligence.Vous savez peut-être que l'on commence à étudier d'une manière scientifique, par la méthode expérimentale, les problèmes si délicats qui concernent l'éducation. Ce que l'expérience méthodiquement conduite nous laisse déjà entrevoir, c'est que, en toute espèce de matière, partout où il y a un travail effectué pour comprendre, le progrès ne s'accomplit pas graduellement, par transitions insensibles, comme une observation superficielle le ferait croire. Il procède, en quelque sorte, par secousses brusques. Ainsi, pour prendre l'exemple le plus simple, qu'en nous faisons en pays étranger l'apprentissage d'une langue que nous ne connaissons pas, nous n'entendons pendant longtemps que des sons confus, tous semblables entre eux : un moment arrive où nous distinguons à peu près des mots différents, et cela se fait un beau jour, comme par une illumination soudaine. Puis nous en restons là, et c'est par de nouveaux soubresauts que s'accompliront de nouveaux progrès. La même loi s'applique d'ailleurs à toute espèce d'intelligence, à l'intelligence de la géométrie, à celle de l'algèbre, à celle de toutes les sciences, de tous les arts, de toutes les professions. Maintenant, si l'on examine de plus près encore ce qui se passe, si l'on regarde, pour ainsi dire, derrière ces soubresauts, on s'aperçoit que chacun d'eux correspond à une poussée de la volonté, à une tension plus haute de l'énergie intérieure, à la résolution inébranlablement prise de dépasser le point où l'on a été arrêté et --passez moi cette expression familière--de se hausser d'un cran de plus au-dessus de soi-même. Oh ! c'est un effort pénible, qui exige une dépense croissante de force, comme si le ressort intérieur devenait de plus en plus dur à mesure qu'on le comprime davantage. C'est un effort qui peut devenir douloureux, si douloureux que beaucoup d'entre nous reculent indéfiniment le moment de le faire. C'est pourquoi vous voyez tant d'esprits s'arrêter à mi-chemin, se contenter d'une habileté moyenne, et attendre de l'habitude qu'elle les perfectionne.
Mais l'habitude ne les perfectionnera pas.L'habitude tire de l'effort une fois donné, tout ce qu'il contenait, elle rend honnêtement toute la monnaie de cette d'or, mais elle ne fait que rendre la monnaie, elle ne met pas un sou de plus dans la caisse.
Tout progrès réel de l'intelligence, tout accroissement de portée ou de pénétration, représente un effort par lequel la volonté a mené l'esprit à un degré de concentration supérieur.
La concentration, voilà, mes chers amis, tout le secret de la supériorité intellectuelle. Elle est ce qui distingue l' homme de l'animal, l'animal étant le grand distrait de la nature, toujours à la merci des impressions venues du dehors, toujours extérieur à lui-même, tandis que l'homme se recueille et se concentre. Elle est ce qui distingue l'homme éveillé et sensé de l'homme qui divague et de l'homme qui rêve, ceux-ci abandonnant leur esprit à toutes les idées qui les traversent, celui-là se ressaisissant constamment lui-même, ramenant sans cesse son attention sur les réalités de la vie. Elle est ce qui distingue l'homme supérieur de l'homme ordinaire, celui-ci, satisfait d'une habileté moyenne où il se repose et se détend, l'autre, tendu dans une aspiration à se dépasser lui-même. Elle est peut-être l'essence même du génie, s'il est vrai que le génie soit une vision d'un instant méritée par des années de labeur, de recueillement et d'attente. Oui, nous arrêtons le plus souvent notre regard sur les qualités intellectuelles, parce qu'elles sont ce qui brille à la surface ; nous ne savons pas assez que la source profonde de toute énergie, même intellectuelle, est la volonté. Grâce, délicatesse, ingéniosité de l'esprit, fantaisies de poète, inventions de savants, créations d'artiste, voilà ce qu'on voit : ce qu'on ne voit pas, c'est le travail de la volonté qui se contracte et se tord sur elle-même, pour exprimer de sa substance ces éclatantes manifestations. Telle la rotation puissante de la machine qui tourne obstinément dans l'obscur sous-sol du théâtre se traduit en haut, dans la salle, aux yeux des spectateurs éblouis, par un ruissellement de lumière.
Travaillez donc, mes chers amis, à alimenter en vous ce foyer d'énergie. Rassemblez votre effort, concentrez votre attention, donnez à votre volonté sa plus grande force pour que votre intelligence atteigne à son plus grand rayonnement.
Descendez au plus profond de vous-mêmes pour amener à la surface tout ce qu'il y a , que dis-je ? plus qu'il n'y a, en vous. Sachez que votre volonté peut faire ce miracle. Exigez qu'elle l'accomplisse. Rappelez-vous que vous êtes ici pour cela, que les études que vous faites valent sans doute beaucoup par elles-mêmes, mais qu'elles valent plus encore par l'habitude qu'elles vous donnent de fixer votre attention et d'exercer votre volonté.
Profitez de ces études le plus que vous pourrez, prenez la ferme résolution de devenir, par elles, des citoyens capables de mettre une somme sans cesse croissante d'énergie intellectuelle au service de leur pays, tendez toujours davantage les ressorts intérieurs, n'hésitez pas à les forcer quand il le faudra, et dites vous bien, quoique le surmenage ne soit pas à la mode, que l'avenir est à ceux qui se surmènent.
Ce discours est peut-être d'un autre siècle ! mais Gerboise pense que les rapports aux savoirs exprimés dans ce texte -discours "valent la peine" d'être connus par tout honnête homme , et surtout par nos jeunes qui pourront se représenter tous ces lycéens du Lycée Voltaire en cette année 1902 , qui attendaient anxieusement leurs prix tant souhaités.
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