vendredi 11 mai 2012

Leçons de sagesse, de discernement : apprendre, inciter à la curiosité et non à l'amusement.

Dans ses propos sur l’Éducation, Alain avait abordé des thèmes qu'il considérait très importants  .Dans chaque propos, de deux à trois pages, il allait à l'essentiel soulignant ses réticences pour les idées préconçues en dénonçant les inepties et les très fréquentes absurdités  .

Voici l'un d'entre-eux publié vers 1932 qui vous amènera à réfléchir à l'un des problèmes parmi les plus conséquents pour le devenir de chaque être humain .

" Je n'ai pas beaucoup confiance dans ces jardins d'enfants et autres inventions au moyen desquelles on veut instruire en amusant.
 La méthode n'est déjà pas excellente pour les hommes. Je pourrais citer des gens qui passent pour instruits, et qui s'ennuient à La Chartreuse de Parme ou au Lys dans la vallée.
Il ne lisent que des œuvres de seconde valeur, où tout est disposé pour plaire au premier regard ; mais en se livrant à des plaisirs faciles, ils perdent un plus haut plaisir qu' ils auraient conquis par un peu de courage et d'attention.
Il n'y a point d'expérience qui élève mieux un homme que la découverte d'un plaisir supérieur, qu' il aurait toujours ignoré s'il n'avait point pris d'abord un peu de peine.

 Montaigne est difficile, c'est qu'il faut d'abord le connaître, s'y orienter, s'y retrouver ; ensuite seulement on le découvre.

 De même la géométrie par cartons assemblés, cela peut plaire ; mais les problèmes plus rigoureux donnent aussi un plaisir bien plus vif. C'est ainsi que le plaisir de lire une œuvre  au piano n'est nullement sensible dans les premières leçons ; il faut savoir s'ennuyer d'abord.
C'est pourquoi vous ne pouvez faire goûter à l'enfant les sciences et les arts comme on goûte les fruits confits. 

L'homme se forme par la peine ; ses vrais plaisirs, il doit les gagner, il doit les mériter.

Il doit donner avant de recevoir. C'est la loi.

Le métier d'amuseur est recherché et bien payé, et, dans le fond, secrètement méprisé. Que dire de ces plats journaux hebdomadaires, ornés d'images, où tous les arts et toutes les sciences sont mis à la portée du regard le plus distrait ? Voyages, radium, aéroplanes, politique, économique, médecine, biologie, on y cueille de tout ; et les auteurs ont enlevé toutes les épines. Ce maigre plaisir ennuie ; il donne un dégoût des choses de l'esprit, qui sont sévères d'abord, mais délicieuses. J'ai cité tout à l'heure deux romans qui ne sont guère lus. Que de plaisirs ignorés et que chacun pourrait se donner sous la condition d'un peu de courage! J'ai entendu raconter qu'un enfant trop aimé, qui avait reçu un théâtre de Guignol pour ses étrennes, s'installait à l'orchestre comme un vieil abonné, pendant que sa mère se donnait bien du mal à faire marcher les personnages et à inventer des histoires. À ce régime, la pensée s'engraisse, comme une volaille. J'aime mieux une pensée maigre, qui chasse son gibier.
Surtout aux enfants qui ont tant de fraîcheur, tant de force, tant de curiosité avide, je ne veux pas qu'on donne ainsi la noix épluchée.

 Tout l'art d'instruire est d'obtenir au contraire que l'enfant prenne de la peine et se hausse à l'état d'homme.

 Ce n'est pas l'ambition qui manque ici ; l'ambition est le ressort de l'esprit enfant. L'enfance est un état paradoxal où l'on sent qu'on ne peut rester ; la croissance accélère impérieusement ce mouvement de se dépasser, qui, dans la suite, ne se ralentira que trop. L'homme fait doit se dire qu'il est en un sens moins raisonnable et moins sérieux que l'enfant. Sans doute il y a une frivolité de l'enfant, un besoin de mouvement et de bruit ; c'est la part des jeux ;

 mais il faut aussi que l'enfant se sente grandir, lorsqu'il passe du jeu au travail.

 Ce beau passage, bien loin de le rendre insensible, je le voudrais marqué et solennel.

 L'enfant vous sera reconnaissant de l'avoir forcé ; il vous méprisera de l'avoir flatté.

 L'apprenti est à un meilleur régime ; il éprouve le sérieux du travail ; seulement, par les nécessités mêmes du travail, il est mieux formé quant au caractère, non quant à l'esprit. Si l'on apprenait à penser comme on apprend à souder, nous connaîtrions le peuple roi.

Or, dès que nous nous approchons des pensées réelles, nous sommes tous soumis à cette condition de recevoir d'abord sans comprendre, et par une sorte de piété. Lire, c'est le vrai culte, et le mot culture nous en avertit.

 L'opinion, l'exemple, la rumeur de la gloire nous disposent comme il faut. Mais la beauté encore mieux. C'est pourquoi je suis bien loin de croire que l'enfant doive comprendre tout ce qu'il lit et récite. 

Prenez donc La Fontaine, oui, plutôt que Florian ; prenez Corneille, Racine, Vigny, Hugo.

Mais cela est trop fort pour l'enfant ? parbleu, je l'espère bien. Il sera pris par l'harmonie d'abord.
Écouter en soi-même les belles choses, comme une musique, c'est la première méditation.
Semez de vraies graines, et non du sable.
Qu'ils voient les dessins de Vinci, de Michel-Ange, de Raphaël ; et ils entendent Beethoven dans leur berceau.

Comment apprend-on une langue?

Par les grands auteurs, non autrement. Par les phrases les plus serrées, les plus riches, les plus profondes, et non par les niaiserie d'un manuel de conversation.

Apprendre d'abord, et ouvrir ensuite tous ces trésors, tous ces bijoux à triple secret. Je ne vois pas que l'enfant puisse s'élever sans admiration et sans vénération ;
 c'est par là qu'il est enfant ; et la virilité consiste à dépasser ces sentiments- là, quand la raison développe sans fin toute la richesse humaine, d'abord pressentie. L'enfant se fait une très grande idée de l'âge viril ; il faut pourtant que cette espérance soit elle-même dépassée. Rien n'est trop beau pour cette âge ".

Cordialement vôtre, Gerboise .



Aucun commentaire: