samedi 27 novembre 2010

Le cerveau de l'homme est-il un ordinateur ? Une question sans réponse définitive, en dernière analyse ? Que peut-on penser de ce problème* ?


* Voici une réponse provisoire [peut-être?], mais qui permet d'envisager des éventualités et simultanément des obstacles majeurs, présentée par deux membres du Collège de France et de l'Académie des Sciences :


Alain Connes, médaille Fields (équivalente au prix Nobel, pour les mathématiques) , est titulaire de la chaire d'Analyse et de Géométrie au Collège de France .


Jean-Pierre Changeux, auteur de L' homme neuronal est titulaire de la chaire de Communications Cellulaires au Collège de France .


Dans leur livre : Matière à Pensée , publié en 1989, chez Odile Jacob, Éditeur , dont voici situé au verso de l'ouvrage, la présentation .

"
Quel est le lien entre le monde physique et le cerveau ? Les objets mathématiques existent-ils indépendamment du cerveau de l'homme, ou sont-ils seulement le produit de l'activité cérébrale ? Les mathématiques sont-elles universelles ? Mais le sont-elles au point de nous servir à communiquer avec d'hypothétiques habitants d'autres planètes ? L'éthique, qui nous fait distinguer le bien du mal, peut-elle être fondée sur des principes aussi universels que ceux des mathématiques, qui transcenderait la diversité des cultures et l'intolérance des idéologies ? La morale peut être reposer sur des fondements naturels, il faudrait rechercher dans le fonctionnement du cerveau humain en société ?

Telles sont quelques-unes des questions essentielles instruites dans ce livre original et stimulant. Par la qualité de ses auteurs et la fécondité de leur réflexion, il constitue un événement exceptionnel. »

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Voici le début de l'avant-propos de l'ouvrage :


« Les mathématiciens font en général bon ménage avec les biologistes. Mais ils se parlent peu. Leurs connaissances et leurs motivations sont si éloignées que le dialogue paraît impossible. L'enjeu est cependant considérable. Personne ne niera que l'on fait des mathématiques avec son cerveau.

Mais aucune machine construite par l'homme n'est encore parvenue à reproduire les facultés de raison et d'invention de notre machine cérébrale.

Y arrivera-t-on un jour ? Une authentique intelligence artificielle est-elle réalisable à partir de la matière ? Telle est l'interrogation centrale de ce livre... »


Ces deux éminents scientifiques , dans la sixième partie de l'ouvrage : « Les machines à penser » , paragraphe 5, page 220 , Le cerveau de l'homme est-il un ordinateur ? , présentent au cours d'un dialogue, leurs interrogations pour les lecteurs .


« Jean-Pierre Changeux, JPC : Il est satisfaisant de constater notre totale convergence de vue à cet égard. Venons-en maintenant au dernier point : la différence entre le cerveau humain et les « machines à penser » actuelles [le texte a été écrit en1989]. Les ordinateurs dont nous disposons sont très performants pour certaines catégories d'opérations. Par exemple, ils calculent extrêmement vite. Ils font des multiplications à 10 chiffres en quelques secondes, ou même en quelques fractions de secondes. Mais ils sont évidemment très limités dans d'autres domaines. Par exemple, un ordinateur aura d'énormes difficultés à reconnaître un coquelicot dans une forêt ou un papillon dans la jungle , alors que l'homme le fait instantanément ! On souligne souvent également que les machines sont dépourvues d' « affectivité », de « corps » ! Mais surtout, incapables d'anticipation, d'intentionnalité ( intention : acte de la volonté considéré par rapport à son but ; l'intentionnalité est ce pouvoir qu'a la conscience de viser un objet ou mieux l'^^etre de la conscience en tant qu'elle est ouverture à l'objet) , elles ne peuvent construire leur programme sans « maître » extérieur . Leurs facultés d'auto -organisation sont très réduites, voire inexistantes. J'aimerais bien savoir ce que tu penses, toi qui pratiques les échecs avec, pour adversaire, une machine qui sait jouer aussi bien, sinon mieux que l'homme.

Les ordinateurs utilisés actuellement manquent, me semble-t-il, de deux propriétés que le cerveau humain possède.

On peut tout d'abord remarquer que, dans le cerveau, le programme et la machine - pour employer le modèle de Turing ( mathématicien et logicien britannique , 1912-1954, ; il imagina en 1936, la machine de Turing, automate fictif universel, base de la théorie des ordinateurs, capable, par définition, d'effectuer tous les calculs. Turing parvient montrer ainsi qu'il existe des problèmes que sa machine ne peut pas résoudre, et qui donc sont insolubles par les méthodes calculatoires) - sont, dès les premiers stades du développement, très intriqués avec l'architecture connexionnelle. Il est difficile, sinon impossible, de définir un programme indépendant de la connectivité de la machine cérébrale. Les objets de sens se déposent (engendrent des structures moléculaires) progressivement dans la mémoire à long terme, au cours du développement. Le hardware ( mot anglais américain « quincaillerie »[ argot des ingénieurs ] . Les éléments matériels d'un système informatique ) se construit progressivement en fonction de la composition génétique de l'individu, mais aussi de l'interaction constante avec le monde extérieur. Mais surtout, propriété au centre de nos entretiens, le cerveau se comporte comme une machine évolutive. Il évolue, selon un modèle darwinien, simultanément à plusieurs niveaux et suivant plusieurs échelles de temps. Voilà ce qui, selon moi, différencie le cerveau des machines construites actuellement. Outre, bien sûr, l'intentionnalité, propriété liée à l'évolution et peu abordée parce que relevant du niveau d'organisation le plus élevé.


Qu'est-ce qui, selon toi, différencie le cerveau humain des machines construites de nos jours ?

Et comment en concevoir une qui se rapprocherait du cerveau humain ?


Alain Connes , AC : Examinons tout d'abord le cas des machines qui jouent aux échecs . L'intentionnalité est alors très simple : gagner la partie . C'est une chose extrêmement simple à définir . Définir une fonction d'évaluation qui estime à quel point on est proche de l'intention poursuivie pendant le jeu est relativement aisé . On peut donc construire une machine qui utilise une fonction d'évaluation déterminée par cette intentionnalité bien définie . Dans le cas du cerveau au contraire, l 'intentionnalité change selon les problèmes qui se présentent .

Le cerveau doit ainsi créer lui-même la fonction d'évaluation adéquate à une intentionnalité donnée .

Plus précisément, il doit pouvoir apprécier si cette fonction d'évaluation est adaptée à l'intentionnalité donnée . Il doit donc, j'ignore comment, posséder une fonction d'évaluation de fonctions d'évaluation !


JPC : C'est ce qu'on peut appeler, avec Granger (, la raison stratégique .


AC : Oui,mais je voulais établir une hiérarchie. D'une part, nous avons les fonctions d'évaluation. Une fonction d'évaluation peut-être identifiée à un but . Se donner une intentionnalité revient un peu à se donner une fonction d'évaluation. Toutes les fonctions d'évaluation, certes,ne sont pas bonnes, parce que certaines correspondraient à des intentionnalités contradictoires, tandis que d'autres ne seraient adaptées à aucune intentionnalité. Mais on peut définir plus ou moins une intentionnalité comme une fonction d'évaluation cohérente. Dans une situation donnée, le cerveau doit élaborer lui-même ce genre de fonction d'évaluation . Il doit donc être capable de créer, ou, tout du moins, de choisir parmi celles qui existent déjà . Et pour ce faire, il doit lui-même posséder une fonction d'évaluation établie une fois pour toutes qui lui permette de savoir si la fonction d'évaluation qu'il crée est adaptée au but qu'il poursuit.

JPC : Ce mécanisme suppose la mémoire .

AC : Effectivement, la mémoire, les expériences acquises.
Le cerveau peut s'appuyer sur des analogies pour comparer la situation présente à celles qu'il a connues auparavant.

JPC : Il existe d'une part une mémoire génétique. L'organisme humain, tel qu'il est aujourd'hui, résulte de multiples générations d'organismes qui, auparavant, ont déjà vécu ce genre d'expérience.

La réponse à un problème nouveau qui se présente est donc inscrit dans la mémoire des gènes
.

D'autre part, le cerveau est ouvert sur la réalité extérieure, et surtout, peut puiser dans la mémoire à long terme qui s'est déposée au cours de l'expérience postnatale.

AC : C'est au deuxième niveau que se pose le problème fondamental.

Quel peut être le mécanisme qui permet au cerveau de choisir une fonction d'évaluation appropriée à son but ? Quels critères permettent de choix ? Tant que ne sera pas compris ce phénomène, on sera très loin du deuxième niveau, comme c'est le cas dans les machines qui existent actuellement.

JPC : C'est-à-dire qu'elles n'en sont même pas au troisième niveau .

AC : Elles n'en sont qu'au premier niveau. Elles permettent seulement de faire des additions ou des multiplications , même extrêmement compliquées, ou bien de jouer aux échecs. Mais la fonction d'évaluation, comme l'intentionnalité, est toujours donnée à l'avance. Aucune machine n'est aujourd'hui capable de construire elle-même la fonction d'évaluation adaptée à l'intentionnalité qu'on lui propose.

JPC : Les ordinateurs actuels ne sont même pas capables d'avoir des intentions.

AC : Non, puisqu'ils ne sont pas en interaction évolutive avec le monde physique.

Malgré leur mémoire, ils n'ont pas de passé autre que celui que nous lui imposons.

Ils sont non évolutifs. Il est certain que l'affectivité intervient dans le phénomène. Quand on se donne un but, c'est pour se faire plaisir, à moins d'être masochiste !

JPC : Cette capacité de se faire plaisir, est elle-même déterminée par notre passé évolutif . Si nous nous autodétruisions en nous faisant plaisir, il est certain que nous ne serions plus là !

AC : Bien sûr. Mais je pense que le mécanisme qui permet d'estimer si la fonction d'évaluation est appropriée au but suppose l'affectivité. Celle-ci est en effet nécessaire pour que l'on puisse apprécier ce qui s'est passé. L'adaptation de la fonction d'évaluation au but proposé ne peut se mesurer que par le plaisir ou le déplaisir qu'il engendre. Imaginons par exemple un joueur d'échecs, qui, bien que capable de calculer comme un ordinateur, choisit une mauvaise fonction d'évaluation. Il est bien évident qu'il sera grandement frustré lorsqu' il constatera qu'il perd toutes les parties qu' il joue . Le choix d'une mauvaise fonction d'évaluation ne lui aura procuré que du déplaisir. Mais ce dernier n'apparaîtra qu'à la fin des parties, et pas plus tôt. Sa fonction d'évaluation inadaptée l'empêchera de comprendre, au cours du jeu, que sa position est mauvaise et qu'il est en train de perdre. Pourtant, au vu du résultat final il comprendra l'inadéquation de sa fonction d'évaluation.

JPC : N'oublions pas que ce système d'évaluation interne (plaisir / déplaisir) et lui-même prédéterminé par le passé évolutif de l'espèce .

Ces affects sont déjà déterminés dans leur réactivité aux signaux du monde extérieur et du monde intérieur.


AC : De nos jours, les machines supposent une intentionnalité prédéterminée. De ce fait, elles en restent au premier niveau.

JPC: Mais alors, comment construire des machines qui accèdent au deuxième niveau ?"

( à suivre, dans un prochain billet intitulé par les deux auteurs:" Une machine qui souffre et s'autoévalue" [paragraphe 6, page 226] )

Nous vous conseillons fortement d'acquérir ce précieux ouvrage dans lequel vous trouverez un grand nombre d'interrogations pertinentes qui viendront nourrir votre réflexion sur la manière dont nous sommes capable, nous-mêmes, d'envisager, de considérer, des problèmes fondamentaux qui se posent parfois à nous .

Fidèlement vôtre . Gerboise .



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