mercredi 17 mars 2010

Principe de précaution et de prévention .Entretien avec Hubert Curien,Vice-Président de l'Académie des Sciences (complément du billet du 10 Mars 2010)



Hubert Curien

Vice-président de l'Académie des sciences

Entretien réalisé par François Ewald et Jean-Hervé Lorenzi

1-Risques : " La notion de risque " , depuis Pascal jusqu'aux années 1970, a été utilisée comme instrument de mesure, et donc de réduction de l'incertitude (choses imprévisibles ; manque de fondement contrôlable) . Depuis cette époque, sans doute dans le sillage (sur les traces, dans le domaine) de l'écologie, on assiste à une tout autre utilisation : le risque comme producteur d'incertitude, la notion s'y prêtant assez bien puisque le risque est toujours virtuel. Partagez-vous ce sentiment (cette connaissance intuitive) d'un double usage, contradictoire, du risque ?

Hubert Curien : Absolument. Je le formulerai d'une façon un peu différente, en faisant une distinction entre prévention et précaution. Prévenir, c'est s'efforcer de contrôler toutes les conséquences de ses inventions et de ses productions.

La prévention permet de maîtriser tout ce que l'on peut prévoir. La précaution conduit à envisager toutes sortes de choses qui ne peuvent être démontrées, mais qui sont émotionnellement évoquées. On vous demande, quoi que vous fassiez, d'être en mesure de prévenir un événement qui n'est pas prévisible, mais dont on ne peut pas dire qu'il n'aura pas lieu [à un moment donné, en un lieu déterminé, dans un certain nombre de circonstances].( cité par Claude Allègre dans son livre: Ma vérité sur la planète)

De la prévention à la précaution, on passe du rationnel à l'émotionnel . Le rationnel, les scientifiques et les techniciens savent le traiter par les méthodes qu'ils ont apprises, qu'ils ont eux-mêmes élaborées. En ce qui concerne la précaution, l'exercice est beaucoup plus difficile car il s'agit d'aller au-devant de conséquences que les techniciens n'imaginent pas, mais que le public anticipe pour eux et indépendamment d'eux, le plus souvent avec l'aide des médias. Je ne dis pas du tout que ce soit ridicule. C'est un signe des temps. Cela fait partie des attitudes du monde contemporain. Mais encore faut-il veiller à ne pas mélanger le rationnel et l'émotionnel. Évitons que la précaution ne devienne inhibition (ne conduise à une paralysie, à un processus suspendant ou diminuant l'activité normale):

« Je ne dois rien faire puisque, quoi que je fasse, je ne peux pas démontrer qu'il n'y aura pas de conséquences néfastes. »

2-Risques : Un de vos collègues de l'Académie des sciences, le professeur Maurice Tubiana, soutient que l'on ne doit pas tenir compte des risques que l'on ne mesure pas.

Hubert Curien : C'est une doctrine que, jusqu'à présent, les scientifiques ont souvent défendue. Mais elle n'est plus uniformément admise par le public.

Nous faisons une distinction entre prévention et précaution, entre rationnel et émotionnel, entre les risques que le scientifique et le technicien peuvent prévoir et ceux que l'usager, le contemporain non spécialiste, peut imaginer. Jusqu'ici, il n'était pas nécessaire d'en tenir compte parce que le public faisait confiance aux savants : « ils savent, déclarait-on. Maintenant, on dira plutôt : « Les savants savent, mais nous, nous savons aussi ce que nous ne voulons pas. Nous ne voulons pas de conséquences de cette nature ; nous ne voulons pas de tout ce qui, par hasard, sans même que vous l'imaginiez, pourrait conduire à telle ou telle conséquence. »

Il importe que le principe de précaution, qui est en soi une bonne chose, ne se transforme pas en principe d'inhibition et d'interdiction systématique. Les optimistes soutiennent qu'il stimule l'imagination, la création, et permet une innovation plus réfléchie, plus conséquente. Il ne faut pas caricaturer le principe de précaution, disent-ils, mais le considérer comme un enrichissement de la manière d'agir des inventeurs, des innovateurs et des savants modernes.

3-Risques : Avez-vous avez le sentiment qu'il existe des cycles de grandes peurs ? Sommes-nous aujourd'hui dans une de ces périodes ?

Hubert Curien : Aujourd'hui, la découverte – je ne dis pas l'invention, mais la découverte – et la compréhension de la nature ont progressé si rapidement que la moyenne de nos contemporains n'est pas en mesure d'appréhender ce savoir sans un effort considérable.

Or, ce que l'on n'appréhende pas, on le rejette. Les découvertes scientifiques vont trop vite eu égard à la capacité de l'intelligence collective. La diffusion du savoir n'est pas suffisante. Ceux qui en sont familiers, qui sont informés, redoutent moins ses conséquences possibles.

4-Risques : Plutôt que de parler d'un cycle des peurs, qui fait intervenir une espèce de providence, n'a-t-on pas plutôt affaire à des groupes qui produisent la peur et mènent une bataille passant par l'idée qu'elle est nécessaire pour s'opposer à l'évolution du monde ?

Hubert Curien : En effet, certains s'ingénient à entretenir la crainte de l'avenir, à culpabiliser les non-inquiets. Ce point met en lumière un autre aspect de notre psychologie qui est la responsabilité. Les scientifiques se sentent de plus en plus responsables, ce qui est une très bonne chose. Mais cela ne rend pas moins irresponsables ceux qui répandent des informations erronées et prophétisent l'apocalypse.

Ils mesurent mal les conséquences de leurs dires.

On peut comprendre que quelqu'un ait des craintes, mais exiger que cette peur soit partagée par tous me paraît relever d'une certaine irresponsabilité.

5-Risques : Les grandes peurs ne se développent-elles pas dans les domaines où les scientifiques ne se prononcent pas, comme l'environnement ?

Hubert Curien : Nous nous trouvons devant des cas difficiles, tel celui de la « vache folle ». Ceux qui pensent être rationnels déclarent que le nombre de cas de transmission à l'homme est très limité. Sans doute, mais dire que l'automobile est infiniment plus meurtrière ne changera rien au problème. Ce type de raisonnement n'est plus accepté.

La crainte de voir les biologistes fabriquer des monstres est aussi un sentiment irrationnel. Irrationnel, mais non irraisonné, car il n'est pas impossible que cela se produise un jour.

6-Risques : Comment pondérer les risques dans ces situations d'incertitude ?

Hubert Curien : Les ingénieurs et les chercheurs essaient aujourd'hui d'avoir des modes d'action que l'on peut qualifier d'intégrés. En amont, on prend en compte l'économie de matières premières et d'énergie ; en aval, on veut savoir comment les produits que l'on fabrique se dégraderont. Le génie des procédés est maintenant un génie intégré, qui tient compte de la matière première et de la consommation d'énergie comme des déchets et du devenir à long terme de ce qui est fabriqué.

7-Risques : Les risques perçus ne sont-ils pas plus importants aujourd'hui ? Par exemple, n'est-il pas possible de dire que le réchauffement de la planète est bien réel ?

Hubert Curien : Ce sont là des phénomènes extrêmement complexes. On peut affirmer, au vu d'un certain nombre de constats et de mesures, que l'évolution se fera dans un certain sens. Mais le nombre de paramètres à prendre en compte est tel que rien n'est définitivement acquis. On peut cependant faire état de fortes probabilités.

8-Risques : Faut-il appliquer le principe de précaution vis-à-vis du réchauffement de la planète ?

Hubert Curien : D'une façon générale, oui. Cependant, le principe de précaution consiste-t-il à dire qu'il ne faut rien changer parce que l'on ne veut pas que la Terre se réchauffe ou se refroidisse ou que telle espèce animale disparaisse alors qu'une autre prolifère ? Le statu quo n'est pas nécessairement idéal.

Le changement peut aussi être générateur de progrès.

La difficulté réside dans la définition du progrès. Il y a une centaine d'années, celle-ci ne faisait pas question. Elle est aujourd'hui plus floue. Progrès pour qui ? Progrès pour quoi ? Si le progrès consiste en fait à différencier de plus en plus le bien-être des nantis du mal-être des pauvres, il est bien peu sympathique.

On soutenait jadis que « accroissement de la connaissance = progrès » et « progrès = bonheur ». Cette double égalité était largement admise. Maintenant que le progrès mérite une définition plus moderne et que l'on voudrait que le bonheur soit plus universel, les deux termes de cette double équation appellent une nouvelle réflexion.

9-Risques : Le progrès n'est plus un absolu.

Hubert Curien : Parce qu'il est défini différemment selon l'état d'avancement, le mode de vie de ceux qui en parlent.

10-Risques : Ne peut-on dire que cela tient à ce que nous pensons avoir vaincu un certain nombre des grands maux ? La faim, par exemple, dans les pays industrialisés, certaines grandes maladies infectieuses ? N'a-t-on pas le sentiment, dans nos sociétés fortement développées, que le progrès est devenu superflu ? Comme un luxe qui ne serait plus nécessaire.

Hubert Curien : Pour les citoyens d'un pays pauvre d'Afrique ou d'ailleurs, le progrès est tout aussi nécessaire que pour les Parisiens du temps de Pasteur.

11-Risques : N'est-on pas en train de perdre quelque chose d'essentiel dans notre culture ? L'idée que l'innovation est bonne en principe, que l'on doit toujours innover, qu'il y a un impératif de la recherche.

Avec cette idée que le progrès est une valeur relative, n'est-on pas en train de perdre quelque chose d'essentiel à notre civilisation ?

Hubert Curien : Inventer est le propre de l'homme. Par le passé, on s'interrogeait sans doute moins sur les conséquences de l'invention. Aujourd'hui, l'inquiétude se développe. Autrefois, les hommes ne se posaient guère de questions à propos de la nature ; ils ne savaient rien ou presque. Les catastrophes étaient la manifestation de la volonté divine. Maintenant, lorsqu'une catastrophe survient, le responsable est immédiatement désigné : c'est le savant nucléaire qui a bricolé avec l'uranium, le nutritionniste qui a manipulé les aliments...

12-Risques : Si on vous demandait quels sont les trois plus grands risques actuels, que répondriez-vous ?

Hubert Curien : Je ne parlerais pas tant en termes de risques que de manques. Vous évoquiez tout à l'heure les maladies et notamment les maladies endémiques.

D'énormes progrès restent à accomplir. On dit souvent que ce n'est pas une question d'invention, de science, de biologie, mais d'économie : si l'on dispose des médicaments pour traiter les grandes maladies du globe, beaucoup de ceux qui en souffrent sont pauvres et le système économique ne leur permet pas l'accès aux soins nécessaires. Cela est en grande partie vrai.

a-Les très grands risques, depuis un siècle, sont les risques naturels, les séismes par exemple. Dans ce domaine, on progresse dans la connaissance, dans l'explication a posteriori, mais les moyens à mettre en œuvre pour les prévenir sont encore hors de notre portée. On ne peut que prévenir les conséquences des risques naturels, ouragans, tremblements de terre, éruptions volcaniques...

b-Le deuxième risque majeur a trait aux conflits qui dégénèrent. Comment ne pas être frappé par la persistance de conflits ethniques, non seulement en Afrique, mais en Europe ? La science n'est guère armée pour les prévenir.

c-Un troisième grand risque concerne l'homme au travail, le rapport de l'homme avec ses inventions, le rapport de l'homme avec ses machines. Les inventions simplifient les tâches, mais créent en même temps les mises en situation que nos concitoyens ne sont pas toujours prêts à assumer.

L'homme ne doit pas devenir l'esclave des machines qu'il a inventées.

13-Risques : On peut dire que le principe de précaution est une manière d'étendre la perspective temporelle à prendre en compte. Évidemment, plus on l'étend, moins la science est en mesure de répondre, plus les incertitudes augmentent. Est-ce que, à travers ces changements d'échelle, ne se joue pas aussi la question de qui doit avoir le pouvoir dans la décision ?

Hubert Curien : La question est bien celle du pouvoir.

Qui décide et comment décide-t-on ?

La réponse que nous attendons tous est une décision démocratique prise par l'ensemble des intéressés, c'est-à-dire la communauté humaine. Encore faut-il, pour décider de manière honnête, que cette communauté soit bien informée. Comment informer les gens ? Si ce sont les scientifiques qui le font, on les suspecte de ne dire que ce qu'ils jugent bon de dévoiler. Les journalistes, dit-on alors, peuvent corriger l'éventuelle discrétion sélective des scientifiques. Sans doute, mais ils risquent aussi d'aller trop loin et d'entrer dans l'émotionnel. Les décisions ne seront alors pas nécessairement celles que, démocratiquement, on pourrait attendre.

14-Risques : Ce à quoi il faut ajouter que les scientifiques ne sont pas toujours d'accord entre eux.

Hubert Curien : Sur des problèmes complexes, ils avancent souvent selon des voies différentes, mais ils finissent toujours par se rejoindre. Il n'y a pas d'exemple où les choses ne finissent par s'éclaircir.

15-Risques : C'est une question de temps.

Hubert Curien : Le temps devient une denrée rare. Sitôt qu'un chercheur ou une équipe pense avoir fait une découverte qui pourrait se révéler sensationnelle, il ou elle ne résiste pas au plaisir de le faire savoir, qu'il s'agisse de la mémoire de l'eau, de la fusion froide... La communauté scientifique n'est pas vraiment convaincue, mais certains faits existent. Un an plus tard, on s'aperçoit que de nombreux autres faits viennent les contredire et on comprend pourquoi on a pu croire qu'il s'agissait d'une découverte. Mais tout cela décrédibilise la science aux yeux du public : les scientifiques sont donc capables de se tromper. Autrefois, un temps de maturation assez long s'écoulait entre la découverte au laboratoire et la diffusion dans le public. Ce qui n'était pas bon tombait de soi-même. Aujourd'hui, c'est souvent ce qui ne sera pas retenu à long terme qui est le plus orchestré à court terme.

16-Risques : Vous avez exercé les fonctions de ministre de la Recherche, vous êtes aujourd'hui vice-président de l'Académie des sciences. Quelle est, à votre avis, la responsabilité de l'État ou de la communauté scientifique pour traiter de ces questions ?

Hubert Curien : Il faut d'abord les traiter dans le calme. Pas d'affolement, pas d'emballement, pas d'accélération de peur de manquer l'événement.

La science et la technologie doivent imbiber notre culture et ne pas être considérées comme des matières auxquelles on ne s'intéresse que lorsqu'un accident se produit ou lorsqu'une crainte est montée en épingle.

Les scientifiques souhaitent qu'elles deviennent familières de manière à écarter les appréhensions d'ordre émotionnel. Les inquiétudes réelles sont justifiées ; mais plus on se familiarise avec la science, moins on s'invente des diables qui n'existent pas.

Il s'agit donc, dès l'école primaire, d'essayer de faire passer des modes de raisonnement qui conduisent à l'explication des constats d'observation.

Une difficulté vient du fait que l'on ne peut guère progresser dans la connaissance scientifique sans un support mathématique. Nous devons aménager nos systèmes d'éducation pour établir un bon équilibre entre l'observation et la modélisation, entre le concret et l'abstrait. Le goût des sciences doit s'ancrer dans la familiarité avec la nature.

17-Risques : Vous avez donc le sentiment que le goût pour la culture scientifique est en train de régresser ?

Hubert Curien : Je ne dirais pas qu'il a régressé, je constate seulement que les jeunes gens qui sortent des universités ou des grandes écoles ont de plus en plus tendance à se diriger vers des carrières touchant à l'économie plutôt qu'à la technologie.

Ils ont le sentiment, appuyé sur des démonstrations qui ne sont pas nécessairement fausses, que ce type d'activités leur apportera une vie plus agréable et plus confortable.

18-Risques : Envisagez-vous avec l'Académie des sciences de prendre des initiatives sur ce terrain ?

Hubert Curien : Nous devons absolument nous engager pour faire en sorte que les activités scientifiques exercent un plus grand attrait sur la jeunesse.

Plusieurs initiatives ont déjà été prises avec succès. L'enthousiasme n'est jamais aussi fécond que

lorsqu'il prend appui sur l'expérience ." "

Ce texte a été publié dans : RISQUES, Les cahiers de l'assurance, en décembre 2000.

La richesse des concepts énoncés et commentés dans ce texte, exige que nous reprenions certains d'entre eux dans un prochain billet .

Cordialement , bien à vous, Gerboise .


Décembre 2000 N° ISBN 2-909303-04-7

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